EH ! RENAUD ! JE T’AIME !

Par Roland T, enseignant, 28 octobre 2014
 

Eh, Renaud ! Renaud Séchan ! Il faut que je te raconte un truc. Cet été, figure-toi que j’ai déménagé. Au milieu de la bricole, j’ai retrouvé cette vieille compil, ce vieux CD égaré, un des premiers CD que je me suis acheté. C’est ton « Master Series ». 16 chansons de tes années 1975-1981. Ta jeunesse d’artiste. Ta jeunesse tout court. La mienne aussi, bien que j’ai quinze ans de moins que toi. Et tu sais quoi ? Le sourire est venu tout seul. Le sourire qui vient quand on retrouve un vieux copain.

A propos de copains, je partais en vacances les jours suivants. Prévoyant comme un notaire, tu penses bien que j’ai mis le CD dans la caisse. J’allais tailler la route avec mon fils de 11 ans. Il était temps de lui apprendre un peu. Alors on a écouté. Et pas qu’un peu l’ami : mais comment avais-je pu oublier ? Putain que tu racontes vachement bien les histoires ! Le grand retour de la gouaille rigolarde ; des trucs foutraques et plein de vie ; des personnages débiles et attachants ; des uniformes cons comme la lune ; des situations absurdes ; des chutes magistrales ; le tout emballé dans ce qu’il faut d’argot. Ni trop ni trop peu. Pas comme un fond de commerce à la tendresse ambigüe. Ici, on n’a jamais fait dans le post-Audiard.

ET OU T’EN ES MON POTO ?

On roule donc. Le plaisir d’expliquer tout cet argot au gamin. Et au-delà de l’argot, ce Paris populo, la goldo au bec, qui moque la comédie de la vie. Que sont-ils devenus  tous ces gens-là ? Et toi, que deviens-tu ? On m’avait dit que c’était dur pour toi ces temps-ci ; à force que ça dure, tu penses si je ne faisais plus trop gaffe. Et puis, arrivé en vacances, avec les potes, j’ai raconté ma route, la joie retrouvée de voyager avec tes chansons. Faut te dire que ce sont de très vieux potes. Avec certains d’entre eux, on t’a même vu au Zénith à la fin des années 1980, tu vois les dinosaures. Alors, quelqu’un a dégainé ce canard qui a publié ces photos de toi cet été : on te voit avachi sur un banc, seul, l’air absent. Et tu sais quoi ? Moi, perso, sur la photo, j’ai vu, au fond de tes yeux vides, un petit Gavroche qui appelle à l’aide.

Car je suis de ceux qui t’ont vu rigolard. Je te revois qui te marre avec Gainsbarre, je te revois qui rit des conneries de Colucci. Il me semble même - je me trompe ? – me souvenir du sourire de Brassens, caché dans ses moustaches, quand tu déconnais à ses côtés. Chez Polac je crois bien ? Belle époque, sacrés amis. Maintenant, t’es tout seul.

On a dit que tu avais sombré après Mitterrand, SOS, les Restos. Trop de pression. Des mensonges et des compromissions. Sale époque. Sans doute. Qu’est-ce que j’en sais moi ? C’est toi qu’a vécu ça. Mais de quoi ne t’es tu pas remis ? Le sais-tu seulement toi-même ? Tandis que je t’écris cette lettre, je réécoute ce fameux disque. « Eh Manu rentre chez toi, le bistrot va fermer puis tu gonfles la taulière ». Qui dans la France d’aujourd’hui saurait encore dire un truc pareil à notre petit chef de Matignon ?
 

UN PUTAIN DE MONDE PERDU

Et puis, t’as pas seulement perdu tous tes vieux potes. T’as perdu ta ville aussi. Ton Paris de Parigos, ce peuple de bistrot, braillard, velléitaire et tapageur, ce peuple anti-bourgeois, à défaut d’être complètement convaincu par ses révolutions, qu’il abandonne toujours, une fois dressées les barricades. A présent que ce peuple a disparu, simplement disparu, tu es le dernier. Tu es le dernier des Apaches de Paname. Tu es le dernier à connaître les chemins effacés de la zone. Ton Paris a déménagé ses prolos dans des banlieues qui ne s’aiment pas. Il s’est vendu à la mondialisation. Il se remplit d’apparts pour happy fews. Il se couvre de boutiques de luxe où tout s’écrit en angliche (au fait, ton grand-père, il était vraiment rosbeef ?). Partout des touristes. Et ces injonctions aux Parisiens : « Eh les gars ! Pouvez pas être plus sympas ? Il faut faire marcher le commerce ». putain qu’est-ce qu’on s’emmerde.

Et la France d’aujourd’hui alors ? Pas mieux qu’ailleurs sur la planète. Elle mange des kilowatts de musique mondiale servis par une FM « libérée » qui ne peut pas comprendre tes digressions anars et bravaches. Parfois pourtant, elle se souvient encore des tendresses écrites pour ta fille. Très jolies chansons, mais tellement réducteur de ce que tu sais faire. Caricature par omission. Car elle rate l’essentiel : avec toi, c’est la canaille qu’on chante dans les salons des Tuileries. Alors évidemment, plus personne ne peux comprendre. T’as plus qu’à la fermer. T’as plus qu’à te cacher.


ON EST LA MON POTO, ON EST LA

Mais non Renaud, c’est pas vrai. On est là, dans Paris, ailleurs, partout. Regarde-bien : partout des gens qui trouvent ridicule le monde tel qu’il va. Des gens qui se foutent des enseignes, des slogans, du boulot. Et moi, moi aussi je suis là. Moi, je me souviens du ballon rouge, avec les deux moutards qui se tiennent par la main, au milieu du Paris de Louise Michel et de Rimbaud. Tu es leur enfant, Renaud. Tu es l’enfant des pavés. Tu sais quoi ? Tu es notre vérité dans un monde synthétisé. Tu es notre apéro avec nous-mêmes. Tu ne sais pas à quel point tu comptes pour moi ? Tu ne sais pas que je ne suis pas le seul ? Si tu sors de ton trou, on sera là. N’aie pas peur. Renaud ? Eh Renaud ! On t’aime. Ne nous oublie pas.                                                                                                 

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Renaud