Lolita  Parle de  Brassens    

                   
"Il avait l'air gentil..." disait-elle

"Papa, t'as l'air triste", me dit parfois ma fille lorsqu'elle me voit en photo. Je ne vais quand même pas lui avouer que c'est parce que Georges Brassens est toujours mort. Quoique... Elle, au moins, me croirait et aurait bien raison. Elle me dirait alors, avec le bon sens énervant des enfants de son âge, que seuls les dieux sont immortels et que, de toutes façon, elle ne croit pas en Dieu. Je lui répondrais qu'il n'y a pas de mal à croire, qu'il faut simplement éviter d'être sûr N'empêche que Brassens, c'est sûr, c'est un peu comme Dieu, à part les grosses moustaches. Un Dieu de la chanson qui aurait vraiment existé, puisque je l'ai vraiment rencontré deux fois.

La première fois que, de mes yeux gris-vert émerveillés, je l'ai vu comme je vous vois, c'était dans un ascenseur. Il allait au septième étage, j'allais chez moi, au cinquième, dans cet immeuble rose de la porte d'Orléans où vivait également Marie Dormoy, l'extravagante secrétaire et maîtresse de Léautaud. C'est à Mademoiselle Dormoy, précisément, que Monsieur Brassens rendait visite, en voisin, puisque nous habitions "à quatre pas de sa maison". Ce jour-là, dans cette cage en bois et de verre ( notre bel ascenseur n'avait pas encore été remplacé par l'actuel caisson de métal aux boutons lumineux), du haut de mes dix ans, j'eus le sentiment de me frotter à un monument, à un géant de la poésie et de la chanson. Géant, cet homme l'était aussi par la taille et par les épaules, ces épaules qu'il avait encore puissantes, en ce début des années 60. Moi, j'étais un gringalet navrant, plus vraiment enfant, pas encore jeune homme, et surtout ne soupçonnant pas qu'un jour je serais comme lui : chanteur. Pour l'heure j'étais fan, groupie, admirateur, amoureux. Je me précipitai chez moi, empruntai à mon père le 25cm de cire noire du "Georges Brassens n°1" au titre désuet de "Georges Brassens chante les chansons poétiques ( et souvent gaillardes ) de Georges Brassens", montai quatre à quatre les deux étages qui me séparaient de mon idole et obtins mon premier autographe. Mon père ne revit jamais son disque. Lorsque je le regarde aujourd'hui, trônant au-dessus de mon bureau près de trente ans plus tard, je crois parfois sentir encore la douce odeur du tabac qu'il fumait dans sa pipe en bois ce jour-là. C'est lorsque je devins chanteur, un peu par provocation, que je rencontrai Georges Brassens pour la seconde et dernière fois de ma vie. Ce fut, cette fois, sur un plateau de télévision. Après m'avoir timidement approché et chaleureusement encouragé à écrire et à chanter encore et toujours, il me fit le plus extraordinaire des compliments, puisqu'il me déclara qu'il trouvait mes chansons, je le cite : "merveilleusement bien construites". Bien construites... C'était l'homme qui avait écrit La mauvaise réputation, Le Gorille, Saturne, La Supplique... plus de cent chefs-d’œuvre -, c'était cet homme-là qui me disait que mes chansons étaient "bien construites". Après cela, tous les hommages me paraîtraient bien fades.
Aujourd'hui, dix ans après sa mort, Brassens ne m'a jamais autant manqué. Je l'écoute et le fais écouter plus que jamais, comme si, avec le temps, son écrasante supériorité sur nous tous, petits chanteurs, devenait plus évidente, plus éclatante.

Aujourd'hui ma fille a dix ans, elle connaît par cœur Brave Margot et Hécatombe et Marinette et tant d'autres, et quand elle voit Tonton Georges en photo, elle dit juste : "Il avait l'air gentil."

Pas seulement l'air, Lolita, les paroles aussi...

Brassens

 

   Renaud