Il n' a pas de Médicaments pour se préserver de l'alcool

 !Explications d’un pionnier , le Dr Jean-Bernard Daeppen, directeur du centre de traitement en alcoologie du CHUV, à Lausanne.   (10 avril 2002  )

Paru dans, L'illustré  Journal de Lausanne. 

Trois cent mille Suisses souffrent d’alcoolisme et, chaque jour, dix d’entre eux en meurent. Pourtant, jusqu’ici, il n’existait quasiment pas de réelle possibilité de traitement. Désormais, des médicaments sont apparus et il est reconnu qu’il s’agit d’une maladie qu’on peut soigner

 

 

Jusqu’à ces dernières années, les personnes dépendantes de l’alcool n’avaient qu’un espoir ténu de s’en sortir: le médicament nommé Antabuse, qui provoque des nausées et des crampes dès qu’on ingère la moindre goutte d’alcool. Il fallait être vraiment désespéré, ou être trompé, pour avoir recours à l’Antabuse, qu’on a pu comparer à une sorte de camisole de force chimique, interdisant de lever le coude. Ce n’est pas ainsi qu’on peut maîtriser lucidement sa consommation d’alcool.

Heureusement, depuis moins de dix ans est apparue une nouvelle molécule, l’acamprosate, qui se borne à freiner l’avidité de boire, mais ne punit pas celui qui boit. Donc, ce médicament ouvre enfin la possibilité d’un véritable traitement de l’alcoolisme, enfin considéré comme une maladie et pas un vice social.

 

On dit que 300 000 Suisses boivent trop d’alcool. Pourtant, on n’en parle guère, beaucoup moins que de l’abus de drogues, par exemple.

La société est effectivement ambivalente, notamment parce que environ 90% des gens consomment de l’alcool, avec plaisir, sans conséquences négatives, mais sans connaître avec précision les limites à ne pas dépasser. De même, les médecins ne parlent guère d’alcool, notamment parce qu’ils ne sont pas toujours très bien informés. Il a fallu par exemple attendre jusqu’en 1999 pour que les étudiants en médecine lausannois aient des cours sur la dépendance à l’alcool et son traitement.

On dit qu’il existe désormais un traitement contre la dépendance à l’alcool. Qu’en est-il?

Effectivement, nous disposons actuellement de médicaments. L’un d’eux, l’acamprosate, commercialisé sous le nom de Campral, diminue le besoin irrésistible de boire qu’éprouvent les alcooliques dépendants.

Comment agit-il?

La dépendance à l’alcool passe par le système du plaisir et de la récompense dans le cerveau. L’alcool, comme l’héroïne, active la sécrétion de dopamine, un des neurotransmetteurs du plaisir. L’acamprosate réduit cette avidité de boire. Lors des études cliniques, on a prescrit de l’acamprosate à la moitié d’un groupe d’alcooliques qui avaient décidé d’arrêter de boire, et une substance inactive à l’autre moitié, sans informer patients ou soignants. Cette étude en double aveugle, menée dans dix centres européens, a montré que dans le groupe qui avait reçu de l’acamprosate, le nombre de rechutes était plus bas de 20% que dans l’autre groupe qui avait reçu un placebo. De plus, chez les patients qui rechutaient, la consommation d’alcool était sensiblement plus faible chez ceux qui avaient reçu de l’acamprosate.

Est-ce que ce médicament serait efficace chez des alcooliques qui n’éprouvent pas forcément le besoin de s’en sortir?

Les Américains ont fait une étude du même type. Mais, alors qu’en Europe il est interdit de payer des malades pour qu’ils participent à une étude clinique, aux États-Unis c’est possible, et donc l’étude américaine a aussi regroupé des alcooliques qui avaient envie de gagner quelques dollars, mais pas d’arrêter de boire. Les résultats ont montré que l’acamprosate n’était efficace que pour les alcooliques qui avaient vraiment décidé de devenir abstinents.

Ce qui montre bien que la décision personnelle est essentielle. Le médicament n’est pas la panacée, mais doit s’accompagner de tous les soutiens possibles, sociaux, psychologiques et médicaux.

Il ne s’agit donc pas d’une pilule miraculeuse…

Non. L’alcoolisme est une maladie difficile à soigner et il faut essayer d’utiliser toutes les armes dont nous disposons. L’acamprosate n’est qu’une arme de plus. Compte tenu de son effet limité, il est nécessaire que le patient soit partie prenante dans son traitement. Avec lui, nous ne sommes pas des experts qui lui disons ce qu’il doit faire ou ne pas faire, mais plutôt des partenaires. Lors d’un entretien motivationnel, on essaie d’aider le patient à résoudre son ambivalence, c’est-à-dire à choisir lui- même s’il veut continuer à boire ou arrêter, mais il faut qu’il prenne lui-même sa décision.

Mais peut-il s’en sortir seul?

Dans les années septante, on avait une approche assez vétérinaire de ces problèmes. On disait: «Vous êtes alcoolique, il faut arrêter de boire, la seule solution, c’est l’abstinence.» Autrement dit, on voyait l’alcoolisme essentiellement comme un problème social, qui se résolvait par des interdictions. Depuis, les connaissances ont évolué et on estime aujourd’hui que l’alcoolisme est une maladie chronique qui se soigne comme les autres maladies chroniques, et que cette maladie peut avoir différents degrés de sévérité. Ce n’est plus tout ou rien, on sait aujourd’hui que près de 50% des alcooliques dépendants vont se sortir seuls de leur dépendance, sans aide extérieure.

Mais il y a aussi des dépendances sévères, ou très sévères, les plus sérieuses étant liées à des maladies psychiatriques. Est-ce que l’abstinence totale est nécessaire pour se débarrasser de la dépendance?

C’est une question centrale. Désormais, on en sait un peu plus. Une équipe de Toronto et un sociologue suisse ont recherché par petites annonces des gens qui avaient été dépendants à l’alcool et s’en étaient sortis depuis au moins une année. Ils ont trouvé qu’environ la moitié étaient devenus abstinents sans aide extérieure. Et, surtout, ils ont découvert qu’environ 20% de ces ex-dépendants étaient passés par une période d’abstinence, mais étaient revenus à une consommation modérée. Cette étude casse le mythe de l’abstinence absolue, issue des Alcooliques anonymes et de la prohibition.

Et quel est votre taux de réussite?

Ici, dans ce centre d’alcoologie, nous voyons les personnes qui ont besoin d’une aide plus intense, spécialisée, celles qui ont des formes de dépendance plus sévères. Environ les deux tiers de nos patients évoluent favorablement: un tiers devient totalement abstinent, un tiers va mieux mais continue à consommer, et un tiers ne va pas mieux.

C’est une bonne nouvelle: la perspective d’abstinence absolue empêche sans doute beaucoup d’alcooliques d’entreprendre un traitement…Mais les alcooliques de Toronto avaient quand même dû passer par une période d’abstinence, et c’est nécessaire dans la grande majorité des cas. Il est aussi probable que ces gens souffraient d’une dépendance de faible intensité.

Ce que vous dites, cependant, c’est l’illustration de l’ambivalence. Vous pensez à quelqu’un qui est gourmand d’alcool et qui veut continuer à boire tout en sachant que son alcoolisme lui cause des problèmes importants. S’il réagit comme cela, c’est qu’il n’est pas tout à fait prêt à renoncer à l’alcool. Dans ce cas, nous suggérons à nos patients de s’engager pour une période de limitation. Souvent, le patient lui-même voit qu’il n’y arrive pas. Il se rend compte, alors, qu’une période d’abstinence est nécessaire avant de reprendre éventuellement une consommation modérée.

La dépendance à l’alcool est-elle héréditaire? Y a-t-il une prédisposition génétique?

Oui, on en a maintenant la certitude, depuis la publication de plusieurs études au début des années septante, comparant notamment de vrais et de faux jumeaux. Si un vrai jumeau est alcoolique, son frère l’est souvent aussi, alors que cette correspondance est plus faible chez les faux jumeaux, bien qu’ils aient été élevés dans le même milieu. D’autres études ont porté sur des enfants de parents alcoolo-dépendants, adoptés dans des familles où il n’y avait pas de problème d’alcool. On s’est rendu compte que ces enfants ont trois fois plus de risques de devenir alcooliques que leurs frères adoptifs.

Dans nos sociétés, 7% des hommes et 2% des femmes sont dépendants de l’alcool. Mais, chez les descendants de pères ou de mères alcooliques, cette proportion monte à 15%. Des études récentes ont montré que les descendants de parents alcooliques avaient tendance à mieux supporter l’alcool que la moyenne lorsqu’ils commençaient à consommer de l’alcool à l’adolescence. Cette tolérance à l’alcool est prédictive de problèmes de dépendance qui apparaîtront plus tard, en général entre 25 et 40 ans.

Par Francis Gradoux.  10 avril 2002 , L'illustré, Lausanne.

 voir aussi " Maux et soins"

 

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