L'auto-support des consommateurs d'alcool ou le bénévolat contre l'alcoolisme ?

par Olivier Bonnin

Les groupes d'entraide entre alcoolodépendants fonctionnent à double sens: si les buveurs peuvent, bien sûr, y trouver un appui efficace pour décrocher, les anciens alcooliques, appelés à militer et à aider les autres, y puisent eux-mêmes la force de ne jamais rechuter. Le bénévolat vaccinerait-il contre l'alcoolisme ?*

Ce soir, Georges est l'un des premiers arrivés à la réunion d'"Alcool assistance-La Croix d'or". Après trente-sept ans d'abstinence, ce "militant" demeure encore fidèle aux groupes de parole de son association. "Cela m'aide vraiment de voir arriver de nouveaux malades", explique-t-il. A l'instar de nombreux anciens buveurs investis dans des groupes d'entraide, Georges l'admet volontiers : aider les alcooliques à décrocher permet, aussi, de s'aider soi-même à ne pas rechuter.
Les différents mouvements d'autosupport entre alcooliques rassemblent ainsi de nombreux militants de longue date. En 2000, l'association "La Croix bleue" a accueilli près de 4000 personnes souffrant de problèmes avec l'alcool. Pour les aider, le mouvement comptait sur plus de 2000 membres déjà abstinents, plus ou moins investis dans l'association. Parmi eux, 1800 "membres actifs" formés affichaient au moins neuf mois de sobriété et partageaient un même "souci de combattre les méfaits de l'alcool". De même, chaque association "Alcool écoute joie et santé" est gérée par une majorité d'anciens buveurs abstinents.
Le mouvement "Vie libre" le souligne d'ailleurs sur son site internet: "Par de nombreuses expériences, nous avons constaté que le malade qui aide d'autres malades assure sa guérison beaucoup plus vite et surtout d'une façon plus stable." De la même manière, la Charte de l'association "Alcool assistance-La Croix d'or" désigne la dernière étape de la réhabilitation de l'alcoolique comme "le temps de l'engagement, qui est celui de s'aider soi-même en aidant les autres". Et ses statuts proclament que l'association "veut faire des "malades de l'alcool" des abstinents tout à la fois heureux et utiles". Tous ces mouvements prévoient donc un même parcours balisé pour la guérison de l'alcoolique: après la cure et l'abstinence obtenues avec le soutien des bénévoles, l'heure est à un engagement "vaccinatoire", souvent sanctionné par une carte de membre actif (1).

"Piqûre de rappel"
Mais comment le bénévolat peut-il ainsi prévenir la rechute? Monique Salmon-Faure, présidente à Paris d'"Alcool assistance-La Croix d'or", a son explication. Après vingt ans d'alcoolisme, elle a gravi, ces quinze dernières années, les échelons de son association. D'abord responsable dans le 11e arrondissement, puis présidente à Paris dès 1995, elle siège en outre depuis un an au conseil d'administration national, et enchaîne les formations d'adhérents, les groupes de paroles hebdomadaires à Paris ou les réunions de réseau... Elle le reconnaît: "De voir certains alcooliques arriver à nos réunions dans un très mauvais état, cela me donne une petite piqûre de rappel... Je me rappelle mon état de l'époque." L'aide régulière aux alcooliques permet ainsi de tenir la bouteille à distance, voire même de la diaboliser. A chaque fois, les groupes de parole donnent l'occasion de raconter ses déchéances et ses déboires passés : la perte de sa famille, les problèmes médicaux, les journées d'ivresse solitaire...
En outre, la prise de responsabilités bénévoles encourage à demeurer abstinent. Tous ces mouvements reposent sur les bonnes volontés des adhérents sevrés: des groupes se constituent pour visiter des malades en hôpital, des membres actifs assurent une permanence téléphonique à domicile pour leurs amis alcooliques... Roger Ferrero, responsable de la section de "Vie libre" de Clichy-la-Garenne, le reconnaît: "Devoir aller aider des malades, ça interdit le moindre verre !" La prise de responsabilités envers les autres aide à justifier l'abstinence.
Mieux, toutes ces associations appellent à militer dans la société pour la prévention de l'alcoolisme. Roger Ferrero s'active ainsi depuis quelques semaines à relayer la campagne de"Vie libre", "Dix jours sans...", qui propose à chacun d'essayer de rompre, pendant dix jours en novembre, avec la dépendance de son choix: alcool bien sûr, mais aussi "grignotages, jeux à gratter, haschisch, autres drogues, jeux électroniques...". Chaque membre de "La Croix bleue" est également décrit comme un "vecteur de prévention" qui doit faire comprendre autour de lui que l'alcool est "aussi source de souffrance". De même, toutes ces associations sensibilisent et informent régulièrement sur l'alcoolisme par des publications, ou encore par des interventions en entreprise ou en écoles(1). En somme, comme le proclame le site internet de "Vie libre", "ayant le souci des autres, (les anciens alcooliques) acquéreront pour eux-mêmes le sens des responsabilités collectives. En assurant leur propre promotion, ils établiront leur véritable guérison."
Frédéric Voize l'a bien remarqué. Ce responsable du centre de cure ambulatoire en alcoologie de Bourg-la-Reine a ouvert son local aux réunions hebdomadaires de "La Croix bleue". Il apprécie l'aide apportée par tous ces groupes aux alcooliques. Frédéric Voize a noté combien certains "finissent par acquérir une position sociale grâce à ces associations. Quelques-uns ont même fini en politique !"
En outre, ces groupes d'anciens buveurs permettent de "combler un double manque : un déficit affectif d'abord, en rompant la solitude et en multipliant les liens, et un manque intellectuel et spirituel ensuite".

Camping pour l'abstinence
La convivialité est, en effet, un ressort de ces mouvements. Les associations "Alcool écoute joie et santé" proposent régulièrement des fêtes "pour prouver que sans alcool, cela est possible", ainsi que des sorties culturelles ou sportives. "La Croix bleue" propose même un camping en Ardèche, plus particulièrement pour ses membres et "les personnes en recherche d'abstinence".
Et la plupart des mouvements d'anciens buveurs se rattachent effectivement à une idéologie plus ou moins revendiquée. Si "Alcool assistance-La Croix d'or" est aujourd'hui laïque, elle garde quelques traces de ses origines catholiques. "La Croix bleue" fut fondée en France par des protestants et propose au malade alcoolique de promettre, par écrit, l'abstinence "avec l'aide de Dieu". Le mouvement "Vie libre" se situe, lui, sur un terrain social, et ses sections doivent permettre au malade de "combattre tout ce qui écrase les plus pauvres tel que le paternalisme et le capitalisme". Les associations apportent donc tout à la fois socialisation et support intellectuel à leurs adhérents.
Certes, ces groupes ne constituent pas une solution miracle. Comme le fait remarquer le Dr Henri-Jean Aubin, responsable du centre d'addictologie à Limeil-Brévannes, "un grand nombre de patients demeurent réticents face à ces associations: ils craignent d'être stigmatisés par leur problème d'alcool, et redoutent de parler en réunion." Mais pour les abstinents engagés, "l'efficacité de ces associations ne fait pas l'ombre d'un doute". Rien d'étonnant, dès lors, à voir combien ces autosupports déjà anciens ont pu inspirer bien d'autres dépendants. De la même manière, l'aide aux autres vaccine, par exemple, les dépensiers compulsifs chez les Débiteurs anonymes...

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