La Revue du Praticien- Médecine Générale/Malades alcooliques

L'histoire naturelle des malades alcooliques s'étale sur de nombreuses années. Le recours aux soins se fait en moyenne 10 ans après le développement d'une relation pathologique avec l'alcool. Les malades n'ont en général pas attendu la rencontre avec le médecin pour expérimenter diverses solutions afin d'améliorer leur qualité de vie. Malheureusement, le contrôle de la consommation d'alcool chez les buveurs à problème et l'abstinence chez les dépendants ne se prolongent pas souvent faute d'un cadre thérapeutique et méthodologique. Ce cadre peut être assuré par des groupes d'anciens buveurs ou des médecins. Ce travail a pour but de décrire une méthodologie adaptée à la rencontre individuelle entre malade alcoolo-dépendant et médecin traitant. Il repose sur le constat que la seule suspension d'alcoolisation ne suffit pas à améliorer la qualité de vie des alcoolo-dépendants et qu'il est possible d'aider le patient à consolider son abstinence par une relation d'aide, intervenant au niveau cognitif, émotionnel, et comportemental.

Arrêter de boire : quelles conditions initiales ?

Les circonstances initiales dans lesquelles le lien médecin-malade alcoolique s'établit influencent bien sûr la relation thérapeutique. Le niveau de maturation psychique du patient, la pression de l'entourage, voire de l'intervention du médecin lui-même jouent un grand rôle .

La maturation psychique : une rupture réelle avec l'alcool

Le malade aux prises avec sa consommation d'alcool qu'il ne maîtrise plus prend progressivement conscience que le « prix » qu'il doit payer pour continuer à boire est devenu trop élevé. Les effets positifs de l'alcool ne se résument plus qu'à la diminution des effets négatifs du sevrage et du manque.

La pression extérieure : une rupture imaginaire

L'entourage exprime alors plus clairement ses limites de tolérance face à l'alcoolisation du patient ou à ses conséquences comportementales. La personne alcoolo-dépendante mise en demeure de faire un choix, perçoit le manque à venir dans le cadre de la rupture (avec le conjoint, avec le milieu professionnel) comme plus dangereux que le manque d'alcool.

Le fait externe : rupture occasionnelle

Un fait médical quelconque peut être aussi à l'origine de l'arrêt de l'alcool (hépatopathie, amaigrissement ou prise de poids, accident, neuropathie, modification biologique) dès lors que le médecin évoque le lien de causalité entre ces troubles et l'alcoolisation et propose l'abstinence comme expérience diagnostique (pour aider le malade à définir le lien entre ces différents éléments et son alcoolisation et appréhender le diagnostic de dépendance alcoolique) et thérapeutique (pour l'aider à faire disparaître les troubles).

De l'alcoolisation à l'abstinence : les étapes d'une séparation

Le fonctionnement psychique des patients qui cessent de s'alcooliser traverse des stades successifs utiles à reconnaître avec le malade lui-même pour donner une lisibilité à son ressenti. Sur le modèle d'un travail de deuil, 5 étapes peuvent ainsi être décrites. Leur connaissance donne au thérapeute la possibilité d'organiser le lien en fonction du stade évolutif dans lequel se situe le patient.

Le déni

Ce stade est en général le plus durable. Il correspond à un mode de défense visant à protéger l'intégrité psychique de l'individu. On le repère aisément par l'énoncé de phrases comme « je bois comme tout le monde » (déni du comportement), « je bois plus qu'avant mais je m'arrête comme je veux » (déni du problème), « je bois trop mais je vais me contrôler » (déni de la solution).

Le cercle vicieux

Le déni se constitue progressivement par la répétition d'un cycle dont les différentes étapes s'enchaînent et s'accélèrent au fur et à mesure de l'évolution de là maladie.

Lorsque l'alcoolisation entraîne des conséquences négatives, la souffrance apparaît. Elle peut être physique (alcoolopathie) psychique (troubles anxieux, dépression) socio-familiale (conjugopathie, difficultés professionnelles). Contrairement à ce que l'on pense trop souvent, au moins au début de son histoire avec l'alcool, le patient perçoit ces difficultés et les relie à sa conduite d'alcoolisation. L'analyse qu'il porte sur lui-même, comparée aux représentations qu'il a de l'alcoolisme (ivrognerie, clochardisation, image du bourreau domestique...) provoque une « auto- critique ». Il s'agit bien évidemment d'un jugement négatif où se mêlent honte, culpabilité, rejet de soi [3]. Ces perceptions douloureuses vont pousser le sujet à se prouver et à prouver aux autres qu'il n'est pas identique à cette image. Le meilleur moyen d'y parvenir est de se prouver que l'on n'est pas alcoolique... en régulant sa consommation. Malheureusement, si le malade est dépendant, il ne peut plus se contrôler et le déséquilibre initial s'aggrave. On comprend ainsi qu'un malade peut, alors que son corps ne le porte plus, alors que son entourage l'a délaissé, affirmer encore et toujours qu'il « boit comme tout le monde ». Il ne s'agit pas d'un mensonge mais du maximum de ce qu'il peut dire, ou alors il se tait.

L'apsychognosie

La répétition de ce fonctionnement psychique explique que le malade perde progressivement la capacité de se percevoir et de s'analyser. C'est l'apsychognosie, trait psychique fondamental décrit chez les alcooliques par Fouquet dans les années 1950 . Ce trouble est à l'origine de l'aggravation du comportement d'alcoolisation qui aboutit à l'extrême à la mort physique (lorsque le corps cède le premier) ou à la mort psychique (lorsque l'apsychognosie est totale).

Le soulagement

Si pour une raison ou une autre le patient a pu spontanément ou avec une aide, suspendre son alcoolisation, la perspective mortelle s'éloigne. Le patient, parfois surpris d'être encore en vie, remet en général en cause les terreurs du passé. Après tout, « cela n'était pas si grave » et en définitive « il n'est probablement pas alcoolique ». Il tente alors bien souvent de vérifier s'il ne peut réellement pas contrôler sa consommation. Il s'agit là d'une véritable « pulsion de mort »  qui conduit invariablement les alcoolo-dépendants à une rechute progressive, passant de la ré-alcoolisation (souvent partiellement maîtrisée pendant quelque temps) à la reprise des manifestations de dépendance (« dose starter ») avec souvent une aggravation des conséquences et à terme de l'alcoolo dépendance.

Le vide

Si le malade reste un peu plus longtemps abstinent, il finit par ressentir un vide immense, fait d'ennui, et de temps interminable, bientôt habité par une pensée existentielle douloureuse. Il s'agit d'une charge émotionnelle souvent nouvelle, forte, mais très destructrice. Les joies et les peines ont des impacts inattendus qu'un patient non préparé ne peut vivre sereinement. Les comportements de substitution sont alors le moyen de diminuer l'angoisse ressentie : comportements dominés par l'oralité (alimentation, boissons), ou liés aux activités (fuite dans le travail, activités sportives à outrance). Le but est alors de « vivre la vie pour éviter de la penser », pour échapper à cette perception angoissante de se retrouver face à soi-même ..

La destruction

La fuite en avant ne peut en elle-même calmer l'anxiété ressentie, et les sentiments de dévalorisation et d'isolement reviennent en force chez un patient déjà isolé de son entourage du fait de son alcoolisation. En outre, l'abstinence est vécue par le patient initialement plus comme un facteur de ségrégation vis-à-vis des buveurs dits « normaux » que comme un moyen d'intégration, ce qui renforce le sentiment d'isolement et le sentiment douloureux d'être différent. Il s'agit d'une étape d'allure dépressive, dominée par la perception d'une réalité psychique dans laquelle l'arrêt de l'alcoolisation est vécu comme insuffisant pour améliorer la qualité de la vie.

La reconstruction

La reconstruction de l'individu nécessite donc qu'il se « réorganise », sur des bases modifiées. Le patient doit se « pardonner » via l'acceptation d'une notion de « maladie », plus que de celle de « vice », pour se « narcissiser » à nouveau grâce à un entourage étayant (famille quand cela est possible, anciens buveurs, thérapeutes). Cette reconstruction ne peut se faire qu'au travers d'une recomposition de ses rapports vis-à-vis de lui-même (de l'exigence à la souplesse), des autres (de la fixité à la plasticité) et de l'alcool enfin (de l'affrontement à l'évitement).

La relation médecin-malade alcoolique

La spécificité repose sur une aide adaptée à chaque étape évolutive, en fixant des enjeux afin de personnaliser le problème .

Le déni : faire l'état des lieux

Toute la première étape de l'accompagnement consiste, grâce à l'étude de la biographie du patient, de l'histoire de son alcoolisation, à « remonter » avec lui le puzzle de son histoire personnelle. Le but en est la rectification du lien de causalité pour permettre au patient de passer de l'expression « je bois car (elle m'a quitté, j'ai perdu mon emploi...) » vers une nouvelle formulation « (elle m'a quitté, j'ai perdu mon emploi) car je bois ». Cela n'est possible qu'en modifiant le regard que nous portons sur ces patients et en luttant contre les attitudes les plus répandues (les alcooliques n'ont pas de volonté, ils sont égoïstes, l'alcoolisme est un problème social avant d'être un problème de personne, etc.). Il faut poser, en compagnie du patient, un regard neutre sur sa vie, sur son lien avec l'alcool (recherche des effets positifs et des effets négatifs de l'alcoolisation, bien sûr, mais aussi de l'abstinence). Souvent le malade décrit au départ les effets positifs de l'abstinence et négatifs de l'alcool, ou les effets négatifs de l'abstinence et positifs de l'alcool, selon qu'il se situe plus dans une position active d'abstinent, ou plus dans un choix passif. Un tel travail ne peut être entamé dans la précipitation. Il n'y a donc aucune urgence à engager une telle réflexion, le travail de maturation psychique est indispensable et engage patient et thérapeutes à organiser des expériences d'abstinences répétées, même si elles s'associent à des reprises d'alcoolisation pour permettre une maturation des processus psychiques. À tout moment, il faut savoir rassurer le patient sur la faisabilité de son projet.

Le soulagement : encourager les expériences

Il est vain d'espérer que la majorité de nos patients passe du statut d'alcoolisé au statut d'abstinent de façon univoque. Les alcoolo-dépendants ont dans la majorité des cas recours à l'expérience de la ré-alcoolisation pour voir si c'est bien vrai qu'ils ne peuvent contrôler leur consommation. Dans ces conditions, le message de l'abstinence s'il doit être clair (pas une goutte d'alcool) doit donc abandonner l'adjectif de définitif. Car si ce message, fortement véhiculé par les groupes d'anciens buveurs, a bien une réalité pratique, il peut s'avérer « contre productif » de soin :

– il engage le patient à vérifier le caractère définitif au travers de la ré-alcoolisation ;

– relayé trop précisément par le thérapeute il risque d'entraîner une rupture du lien thérapeutique par le malade en cas de dérogation à la règle.

L'abstinence doit être expérimentée comme un moyen d'amélioration de la qualité de vie et non comme une fin en soi.

Le thérapeute doit accepter ces expériences de ré-alcoolisation non comme une remise en cause de la qualité du message qu'il a délivré mais comme le témoin de la permanence de la main-mise du patient sur sa destinée (lutte contre la toute-puissance... du thérapeute).

Le vide : valider la douleur

Pour l'entourage surtout, pour le patient ensuite, l'arrêt de l'alcool est la solution à tous les problèmes posés. La réalité (les difficultés ne font que commencer) est niée avec force par tous. Le manque du produit est tu, de même que la perte d'une partie de la vie marquée par les rituels d'alcoolisation (cachettes...). Accepter une telle mise en lumière témoigne d'une rupture symbolique dans la trajectoire vis-à-vis de l'alcool [8]. Dans cette situation, l'objectif de l'accompagnement est triple :

– tout d'abord reconnaître et valider la difficulté de séparation du patient avec l'alcool ;

– lutter ensuite contre le silence en recherchant avec le patient l'expression de ces envies d'alcool (tout à fait normales chez les alcoolo-dépendants abstinents) ;

– enfin, assurer un environnement chaleureux, à une période où l'entourage fait souvent « payer » au patient ses erreurs du passé.

Enfin, certaines compensations (orales, comportementales) sont à accepter comme faisant partie d'une cohérence comportementale du patient face aux difficultés qu'il ressent (principe de l'économie psychique).

La destruction : importance du groupe

C'est peut-être à cette étape que les limites de l'accompagnement alcoologique individuel sont atteintes. En effet, lorsque le patient est confronté à ces difficultés, c'est surtout dans des groupes d'entraide qu'il trouve un soutien adapté (tout particulièrement chez ceux qui favorisent le témoignage). L'objectif est ici de lutter contre le sentiment d'isolement du malade. C'est à ce stade qu'apparaissent les syndromes dépressifs, à reconnaître et traiter : ils peuvent être à l'origine de rechutes au cours desquelles, la ré-alcoolisation favorisant la levée des inhibitions, le risque suicidaire est alors majeur. Il ne faut surtout pas hésiter à recourir à l'hospitalisation lorsque la situation prend l'allure d'une rechute sèche . Enfin, toutes les actions permettant une « renarcissisation » doivent être favorisées constamment.

La reconstruction : consolider les acquis

Cette dernière étape mêle reconnaissance de la fragilité acquise et ré-apprentissage de la parole individuelle. Dans l'idéal, le travail se poursuit avec les groupes néphalistes. Ces derniers par leurs rituels de l'abstinence postulent et consolident les statuts d'abstinents de leurs membres  Mais plus encore que l'absence de consommation d'alcool, ils affirment la réalité de la perte de produit. Par des rituels organisés, ils circonscrivent le manque dans le temps et permettent aux anciens buveurs de retrouver une certaine forme de liberté.

Chronologie de ces étapes

Si le déni domine le début de l'accompagnement, les étapes décrites successivement n'obéissent pas à une chronologie immuable. Les temps de maturation de chaque stade sont souvent très longs et il n'est pas rare de voir un patient perdre en quelques semaines d'alcoolisation tout le bénéfice d'un travail effectué sur plusieurs mois. L' alcoolo-dépendance est une maladie chronique dont l'objectif du traitement n'est pas la résolution d'un problème posé à un moment donné, mais l'accompagnement adéquat de différents problèmes posés à différents moments d'évolution de cette maladie.

Conclusion

Arrêter de boire pour une personne alcoolo-dépendante, c'est d'abord stopper sa consommation puis effectuer un travail psychique, travail rendu possible par l'arrêt de la consommation d'alcool.

Il s'agit d'une tactique de rupture avec l'alcool qui obéit à un triple objectif :

– renforcer les capacités décisionnelles du sujet (lutte contre la déresponsabilisation) ;

– démystifier l'origine du conflit (le problème n'est pas l'alcool ou le manque de volonté, le problème est à l'intérieur de soi) ;

– réhabiliter la pensée (lutte contre l'apsychognosie).

Ce travail psychique ne peut se faire que progressivement, par étapes, à long terme, et fait passer le malade d'une première problématique (dans laquelle il associe : boire et rester en vie, arrêter de boire et mourir) à une nouvelle qui redéfinit de nouvelles relations (cesser de boire et pouvoir vivre, boire et risquer de mourir). L'abstinence n'y est plus le contraire de l'alcoolisation, mais une stratégie d'évitement de l'alcoolisation excessive dans le but d'améliorer la qualité de vie.?*

La « séparation de l'alcool » signifie un long travail de deuil. La seule suspension de l'alcoolisation ne suffit pas à la guérison.

Le contrôle de la consommation d'alcool chez les buveurs à problème et l'abstinence chez les dépendants ne se prolongent pas souvent faute d'un cadre thérapeutique et méthodologique.

EN PRATIQUE

> Qui a bu ne boira pas forcément toute sa vie.

> Les anciens buveurs nous apprennent que l'arrêt de toute consommation d'alcool chez les alcoolo-dépendants doit être durable

> L'abstinence n'est pas une fin en soi mais un moyen d'amélioration de la qualité de vie.

> Le traitement repose sur une relation médecin-malade de qualité.

> Les obstacles principaux sont le déni et l'apsychognosie.

> Pour le malade, se séparer de l'alcool correspond à un réaménagement de sa vie, assimilable à un travail de deuil.

> La connaissance des mécanismes psychopathologiques est un moyen d'améliorer la relation avec le malade.

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