La Jeanne

 la  jeanne: uNE  Lanvollonnaise *

* Native  de Lanvollon (22290),  petite commune du nord-ouest de la France, située dans le département des Côtes-d'Armor et de la région Bretagne.

 "La Jeanne" dite aussi "Grobidon", celle de la chanson de Georges Brassens, c’est Jeanne Marie Le Bonniec, une Lanvollonnaise née le 2 décembre 1891, au n° 6 de l’actuelle rue du Leff. Fille d’Yves Le Bonniec, cantonnier, et de Marie Joseph Bâtard, ménagère, elle comptait neuf frères et sœurs. Comme beaucoup de Bretonnes pauvres à l’époque, la jeune Jeanne, couturière de métier, est « montée » à Paris… C’était au début de XXe siècle, juste avant la Guerre 14-18.

 Puis c’est dans les années 40 qu’on la retrouve, au n° 9 de l’Impasse Florimont, dans le 14e arrondissement de Paris, où elle vit avec Marcel Planche et exerce son métier de couturière. Et c’est là que Georges Brassens a habité pendant 22 ans !

 À 18 ans, en février 1940, Georges Brassens quitte sa ville natale de Sète pour monter à Paris. Pour lui, il n’y avait qu’un seul point de chute possible : chez sa tante, Antoinette Dagrossa, sœur de sa mère, qui possédait une pension de famille au n° 173 de la rue d’Alésia. Il y habitera durant trois années et c’est pendant cette période qu’il fait la connaissance de Jeanne Planche, couturière attitrée de tante Antoinette, devenue son amie au fil des années. Bien que 30 ans d’âge les séparaient, des affinités multiples et certaines se sont tissés entre Brassens et Jeanne.

 En mars 1943, Brassens a été contraint au S.T.O., le service du travail obligatoire. Après un an, les Allemands accordèrent parcimonieusement des permissions. Très peu retournèrent au camp. Pour Georges Brassens, il n’était pas question de se réinstaller chez tante Antoinette, où il aurait été vite repris et aurait dangereusement compromis son hôtesse.

 C’est alors que Jeanne et son mari Marcel lui ont offert de l’héberger, de le cacher, dans leur maisonnette, pourtant déjà bien exiguë, de l’impasse Florimont. Outre le courage et la générosité de lui accorder de l’espace et d’assumer le risque, ils ont aussi partagé leur nourriture puisqu’ils mangeaient à trois avec des coupons d’alimentation émis pour deux personnes. La bonne Antoinette et la mère de Georges Brassens ont aidé dans la mesure de leurs moyens par quelques colis occasionnels.

 L’état de siège dura un an et deux mois. Mais même après la Libération, Georges Brassens a tout naturellement choisi de demeurer chez Jeanne, malgré l’inconfort notable des lieux, sans électricité, sans eau courante, sans tout-à-l’égout. Dans la petite cour, les animaux sont rois… et nombreux.

 Jeanne, qui est une femme incroyable, qui est simple lingère et n’a pas un rond, y recueille tous les animaux désespérés du quartier. Dans sa basse-cour, il y a une buse, un corbeau, des poules, un perroquet, des chats (Brassens les adorait), et une… « cane, qui un jour, pond, merveille, un œuf ! »

 La cane de Jeanne et l’Auvergnat

Georges Brassens en fera une chanson : « La cane de Jeanne ». Jeanne a inspiré une autre composition à son amoureux : La Jeanne, un hymne à une femme, à l’hospitalité et la générosité. Georges a dédié à Marcel sa célèbre « Chanson pour l’Auvergnat ». Dans ce lieu où Jeanne croyait en son talent (elle a d’ailleurs sacrifié ses maigres économies pour lui payer une guitare), Georges Brassens a donc trouvé l’inspiration. Dans cet îlot déshérité, Jeanne lui a donné la liberté d’écrire !

 Jeanne a aussi transmis à Brassens son amour pour la Bretagne et notamment pour la région de Paimpol et Lézardrieux.

 Ce n’est qu’à partir de 1952, grâce à ses premiers cachets, que Brassens a pu progressivement rehausser le niveau de confort de la maisonnette. Et ce n’est que lorsque Jeanne, devenue veuve, a décidé de se remarier, en 1966, qu’il a choisi de quitter l’Impasse Florimont.

Publié dans "L'Écho de l'Armor et l' Argoat   par  Laurent Le Fur , le 30 Oct. 2018

 jeanne (1962)

Chez Jeanne, la Jeanne,

Son auberge est ouverte aux gens sans feu ni lieu,

On pourrait l'appeler l'auberge du Bon Dieu

S'il n'en existait déjà une,

La dernière où l'on peut entrer

Sans frapper, sans montrer patte blanche…

Chez Jeanne, la Jeanne,

On est n'importe qui, on vient n'importe quand,

Et comme par miracle, par enchantement,

On fait parti' de la famille

Dans son coeur, en s'poussant un peu,

Reste encore une petite place…

La Jeanne, la Jeanne,

Elle est pauvre et sa table est souvent mal servie

Mais le peu qu'on y trouve assouvit pour la vie,

Par la façon qu'elle le donne,

Son pain ressemble à du gâteau

Et son eau à du vin comm' deux gouttes d'eau…

La Jeanne, la Jeanne,

On la pai' quand on peut des prix mirobolants :

Un baiser sur son front ou sur ses cheveux blancs

Un semblant d'accord de guitare

L'adresse d'un chat échaudé

Ou d'un chien tout crotté comm' pourboire…

La Jeanne, la Jeanne,

Dans ses rose’ et ses choux n'a pas trouvé d'enfant,

Qu'on aime et qu'on défend contre les quatre vents,

Et qu'on accroche à son corsage,

Et qu'on arrose avec son lait…

D'autres qu'elle en seraient tout' chagrines…

Mais Jeanne, la Jeanne,

Ne s'en souci’ pas plus que de colin-tampon

Etre mère de trois poulpiquets, à quoi bon !

Quand elle est mère universelle,

Quand tous les enfants de la terre,

De la mer et du ciel sont à elle…

Le  mariage  de  Jeanne

Georges, nous le savons, ne voulait pas quitter l’impasse. Malgré sa célébrité, sa fortune, il s’y trouvait bien. Sa tour d’ivoire faite de mots et de notes se composait également de ces petites pièces, de ce vieil escalier en colimaçon, de cette minuscule cour, lieu historique des assemblées félines. Il s’en ira pourtant, en 1966, à cause… d’un mariage. En effet, Jeanne, un an après la mort de Marcel, a décidé d’épouser un jeune ivrogne que Georges ne nommera dans ses écrits que sous cette épithète : « le fou ».

Dans son « Carnet de bord » récemment retrouvé, au milieu d'un fatras de mots, de notes, de vers et de pensées, qui sont tout autant d’esquisses de chansons, on découvre, par-ci, par-là, quelques dates accolées à de simples phrases mais qui trahissent son désarroi. Le 22 février 1966 : « Jeanne perd le nord pour un voisin ».

Le 29 mars, il confirme : « Jeanne amoureuse ». Fallet, de son côté, écrit, à la date du 23 mars : « Brassens perturbé par les folies amoureuses de Jeanne qui veut épouser un poivrot de quarante ans son cadet.» Quelque temps avant, le 12 février, on pouvait lire, toujours chez Fallet : « Jeanne, alias « Grosbidon », 74 ans, amoureuse d’un voisin. Petit drame dans l’impasse. Je demande à Georges :

– Mais enfin, à quoi t’en es-tu aperçu ?

– Elle met des dessous affriolants, et elle se lave les pieds. »

Dans son carnet Brassens note encore : « 8 mai, bans, Jeanne, publics (écrit ainsi pour éviter sans doute le jeu de mot « bancs publics », il n’avait pas l’humeur à rire).» Cette histoire lui inspire-t-elle ce vers, toujours écrit en mai, qui deviendra le refrain d’une chanson : « Parlez-moi d’amour et j’ vous fous mon poing sur la gueule » ?

Le 13 juin c’est au tour de Fallet de commenter : « Les bornes du comique, du bouffon, reculées. Jeanne, 74 ans, a épousé son poivrot clochard de 37 ans. On va se marrer, après s’être mariés. Elle sera étranglée avant la fin de l’année, si tout va bien. Cela fait rire tout un chacun, sauf Georges. Il n’a plus le sens de l’humour, ma parole ! »

Comment faire preuve de dérision lorsque la vie à l’impasse est devenue un enfer ? Le « fou » (porteur de moustache et se prénommant… Georges) était réellement dément. Il buvait, frappait Jeanne et était en proie à de fréquentes crises de délirium. Dès l’aube, Georges devait subir le vacarme de leurs incessantes disputes. La tour d’ivoire se fissurait et la paix ne régnait plus au 9 impasse Florimont.

Griffonné dans un coin d’une page et (rageusement ?) raturé : « Il battait Jeanne (s’est plainte au commissaire). Il battait sa petite amie (s’est plainte aussi). Il faisait du scandale la nuit quand il était ivre. Il cassait tout chez Jeanne. Il a enfoncé mes volets et ma porte et a tout fouillé chez moi. Il a vécu de Jeanne donc de moi, de ce que j’apportais. »

 

La  mort  de   Jeanne

L’année 1967 est tout aussi déconcertante pour Brassens que 1966. Les tourments succèdent aux triomphes. Son tour de chant à Bobino – plus d’un mois ! – a été suivi par un long périple en France, en Suisse et en Belgique. Partout le même succès ! Mais ses crises de coliques néphrétiques ne lui permettent pas de savourer le moindre bonheur. Il doit subir une deuxième intervention chirurgicale. Toujours ses maudits cailloux. « Avec toutes mes pierres j’aurais pu faire construire un mur dans mon jardin », plaisante-t-il, stoïque. Et Jeanne ? Si la chanson est devenue un classique du répertoire Brassens, il ne faut pas attendre d’accalmie du côté de l’héroïne. Toujours dans son carnet de bord, Georges écrit le 7 mars 1967 : « Le mari de Jeanne à l’asile ». Le feuilleton va se poursuivre. Vers la fin de l’année, Jeanne assure à Georges qu’elle a demandé le divorce. Son mari, lui, le Jour de l’an, est à nouveau enfermé à Sainte-Anne.

Nous voici en 1968. Les mois qui vont suivre ne vont pas ménager Georges : les turbulences du ménage de Jeanne, aggravant la santé déjà défaillante de la vieille dame, et les coliques néphrétiques qui continuent de le torturer, le tout sur fond de grand chambardement (d’ailleurs, lorsqu’on lui pose la question : « Que faisiez-vous en Mai 68 ? Il répond : –… des calculs ! »).

Au mois d’octobre la santé de la pauvre Jeanne se détériore, elle est transportée le 18 à l’hôpital Saint-Joseph et opérée le lendemain. Notes de Brassens : « Jeudi 24.10.68. Jeanne est morte hier soir vers 23 heures 15 à Saint-Joseph. Sœur Odile m’avait appelé vers 19 heures. Le Flore, Fallet, Mme Simone Beignout étaient là. Jeanne s’agitait beaucoup, m’a dit plusieurs fois : « Embrasse-moi ». Quand l’anesthésiste lui a demandé si elle avait soif elle a répondu : « Oui ». « Voulez-vous du tilleul ? – Non. – Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? – Du champagne », a-t-elle répondu avec enthousiasme. J’ai ouvert la bouteille et elle en a bu deux ou trois coups à la cuillère.

Fallet, dans son journal intime : « Mort de Jeanne. Je recueille son dernier soupir aux côtés de Georges. Première fois que quelqu’un meurt sous mes yeux attentifs. Pauvre Jeanne ! Avec elle toute la jeunesse de Georges s’en va, et un bout de la mienne, quand j’ai commencé à fréquenter l’impasse, plutôt folle et tumultueuse dans les années 53-54-55…. » Plus loin : « Püppchen : – Elle est vraiment morte, vous en êtes sûrs ? Georges : – Avec Jeanne on ne sait jamais. En tout cas, c’est bougrement bien imité. » Jeanne sera enterrée le samedi 26 octobre 1968 au cimetière de Bagneux. Le 29 octobre, Le Monde et France Soir se feront l’écho d’une cérémonie simple et émouvante à laquelle assistait la bande des copains : Fallet, André Vers, Jean Bertola, Loulou, Chabrol…

Qu’il me soit permis de partager avec vous un souvenir personnel. Un jour que je fis part à Püppchen de mon désir de me rendre au cimetière de Bagneux pour y déposer un bouquet de fleurs sur la tombe de Jeanne, sa réaction fut étonnante : « Je vous accompagne, dit-elle, et moi aussi j’apporterai des fleurs… » Ce jour-là, le jeudi 20 septembre 1990, je vis cette femme, le regard lointain, se recueillir sur la tombe de son ancienne rivale. Toutes les deux avaient inspiré quelques-unes des plus belles chansons d’amour de notre langue. Elles étaient des muses. Elles ont rejoint à présent l’immortalité de leur poète.

 

Jean-Paul Sermonte sur Facebook

 

 

La  cane  de  Jeanne

1953, en hommage à Jeanne Planche qui cache Brassens de la Gestapo en mars 1944 et chez qui il restera 22 ans !

La cane

De Jeanne

Est morte au gui l'an neuf

Elle avait fait la veille

Merveille

Un œuf

La cane

De Jeanne

Est morte d'avoir fait

Du moins on le présume

Un rhume

Mauvais

La cane

De Jeanne

Est morte sur son œuf

Et dans son beau costume

De plumes

Tout neuf

 

La cane

De Jeanne

Ne laissant pas de veuf

C'est nous autres qui eûmes

Les plumes

Et l’œuf

Tous toutes

Sans doute

Garderont longtemps

Le souvenir

De la cane

De Jeanne

Morbleu

 

Le blues du neveu de Jeanne

Plus de trente ans déjà que Georges Brassens est mort. Et pourtant, le Paimpolais Michel Le Bonniec, le neveu de la «Jeanne», n'a toujours pas digéré la disparition de son «frère», son pote à la mauvaise réputation.

 

La dernière fois que je l'ai entendu chanter -Les Passants-, c'était chez lui, à Lézardrieux(22), quelque mois avant sa mort. Ce soir-là, il avait aussi composé un Kevano blues pas piqué des vers avec Moustache, de passage avec ses musiciens. Une soirée fantastique où on a beaucoup rigolé mais au goût amer... Je savais qu'il était gravement malade». Il, c'est Georges Brassens. «Naturalisé» Paimpolais depuis 1957, il vient passer deux mois et demi l'été, dans le secteur. Chez les Bretons qu'il adore, avec son «frangin», Michel Le Bonniec (ci-dessus à droite et en haut à gauche). «Il aimait la gentillesse et la discrétion des gens d'ici. Ils ne lui sautaient pas dessus comme des sauvages pour lui demander un autographe. C'est peut-être pour ça que la Bretagne est toujours oubliée quand on parle de Georges. Cela a encore été le cas, l'autre soir, dans ce film, à la télé. Quant à l'intrigue sentimentale, il a évidemment eu des relations plus qu'amicales avec ma tante. Elle n'était pas mal du tout».

«Mourir pour des idées» pour le  père de Michel

La tante, c'est la Jeanne de la chanson  qui cache le chanteur, réfractaire au STO, durant la guerre 39-45. Elle présente Michel et sa mère à Brassens, en 1942: «Ça nous a marqués. Moi, le p'tit gars de 11 ans, bouche bée devant ce type qui jouait du piano. On ne voyait pas ça à Lanvollon! Georges, qui avait dix ans de plus, lui, se disait que c'était la dernière fois que j'allais voir mon père, résistant, arrêté par la Gestapo. On venait de lui rendre visite à Fresnes. Il sera décapité à la hache, quelques semaines plus tard. Georges lui a dédié "Mourir pour des idées"». Ces liens sacrés s'intensifient après 1957: «Jeanne s'était cassé le col du fémur et m'avait demandé de l'accueillir, en me disant de ne pas me tracasser pour le transport. Je n'aurais jamais pensé à Georges. Il est arrivé au volant d'une DS noire. Ça a fait du bruit à Ploubazlanec! Il est resté quelques jours. Je lui ai fait visiter la côte. Il en est tombé amoureux. Je lui ai trouvé des locations à Loguivy-de-la-Mer puis une jolie maison à vendre en face du Trieux, à Lézardrieux. Il l'a meublée en achetant la moitié de la boutique d'un antiquaire d'Huelgoat».

«Sa vraie famille»

Dès lors, les compères ne se quittent plus de l'été: «Le matin, on buvait notre café dans un bistrot du port de Paimpol. Puis il allait faire ses courses dans les petits commerces. Il détestait les grandes surfaces, elles avaient refusé de mettre ses premiers disques en rayon. En revanche, il était fou du pâté Hénaff. Il en ramenait un stock quand il retournait à Paris. L'après-midi, il rentrait pour écrire. Une fois, il est arrivé tout excité dans mon magasin, chantant le couplet de "Fernande" qu'il venait de trouver en conduisant. La cliente que j'étais en train de chausser était ravie de l'exclusivité». Quant aux soirées, comment imaginer s'ennuyer avec un Georges Brassens? «J'invitais des gens du coin. Les copains de Georges passaient aussi. Des amis, pas des vedettes». Pas dans le genre du monsieur, «très réservé mais si généreux et plein de délicatesse», confie Michel. «Le dernier été, alors qu'il était malade, il venait tous les jours me balader dans le fauteuil roulant où j'étais cloué à la suite d'un accident de voiture. Un jour, il s'est arrêté et m'a dit: "Si ta tante n'avait pas été là, que serais-je devenu? Je lui dois tout". Les Le Bonniec, pour Georges, c'était sa vraie famille. Il me manque... Si, au moins, la commune de Lézardrieux avait eu l'idée de racheter sa maison pour en faire une résidence d'artistes ou un musée...».

Source: Le Télégramme- 29 oct 2011

 

 

 

 

 

 

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