Lettre à mon frère

(suite et fin)
par Thierry Séchan


 En postface de "Renaud, putain de vie"  à paraître jeudi 12 janvier 12 aux Éditions Fetjaine.


Mon bien cher frère,

Puisque j’ai préfacé cet ouvrage, je puis aussi bien le postfacer, ne serait-ce que pour ajouter une note rose à ce tableau un peu noir de ton existence actuelle. Bien sûr que c’est beau, le noir, le noir du drapeau de toutes les révoltes, plus beau que le jaune si souvent évoqué ici, sous forme d’anisette. Mais le rose, le rose bonbon, le rose des lèvres des petites filles, le rose de « la vie en rose », n’est-ce pas plus joli ? D’autant que ta vie ne fut pas toujours aussi morose. Les doutes, les angoisses, puis la dépression, tout cela ne survint qu’au milieu des années quatre-vingt. Avant tout fut beau ! Souviens-toi : comme elle fut douce, notre enfance !  Des parents merveilleux, et six frères et sœurs qui s’adoraient. Cela n’a pas changé, du reste. Et notre adolescence ! Généreuse, voyageuse, rebelle. Quant à tes vingt premières années de carrière, tu ne vas pas me dire que tu les regrettes !
Chaque album, chaque tournée, te faisaient gravir une marche de plus dans le cœur du public, t’inscrivaient un peu plus dans le patrimoine de la chanson française. Un parcours exemplaire !

Ah, notre enfance ! L’école, les copains, nos vacances nomades, dans la Drôme ou à Vialas, au cœur de notre chère Lozère. On a dit de toi que tu étais un « poète de la rue ». Le grand Frédéric Dard a pu écrire que tu faisais « le boulot de Verlaine avec les mots de bistrot ». En fait, moi, je pense que tu es un poète tout court en chanson et dans la vie.

Dans les années cinquante (tu devais avoir quatre ou cinq ans), un jour que nous étions en voiture sur une petite route de Lozère, avisant
une montagne déchiquetée, tu demandas : « Pourquoi la montagne elle est cassée ? » Silence embarrassé de nos parents. Comment expliquer à un gamin de quatre ou cinq ans le phénomène de l’érosion ? J’imagine que mon père botta en touche.

Quelques années plus tard, toujours en été, nous avions loué une grande maison à Vialas, ce qui nous avait permis d’inviter nos chers « Pépé » et « Mémé ». Ah, l’admiration que nous avions tous pour Pépé, le fameux Oscar de ta chanson ! Grand et fort, le regard bleu des hommes du Nord, la prestance d’un Gabin ou d’un Maurice Chevalier.

Le premier jour des vacances, nous assistâmes,muets d’étonnement, au petit déjeuner du grand homme. Assis à une table, sur la terrasse, il avait devant lui un bol de café, des tartines, du beurre, du saucisson à l’ail, du pâté de campagne et… une bouteille de vin rouge ! Ça c’était un homme !

Malgré la différence sociale (la plupart des vacanciers étaient professeurs, médecins, commerçants…), notre grand-père était apprécié par tout le monde. Sa gentillesse et son sourire charmeur compensaient largement son manque d’éducation.

Une enfance heureuse, dans une France profonde qui n’était pas encore la jungle qu’elle est devenue.

Et notre adolescence ! Notre fière adolescence ! T’en souviens-tu ? Tu avais vingt ans, j’en avais vingt-trois, et nous vivions notre époque de « dandy » cheveux longs et blonds, chemises blanches 1900, redingotes et cuissardes. Le soir, nous déambulions entre le Sélect (pour l’apéritif), La Coupole (pour le dîner), puis le Rosebud, jusque tard dans la nuit, parlant à tout le monde, un verre dans une main, une cigarette dans l’autre.

Ah, les nuits de Montparnasse !

Et nos voyages ! C’est moi qui te fis découvrir la Grèce, où tu me retrouvas en 1975.
Patmos la blanche…Patmos de saint Jean l’Apocalypse.
L’Apocalypse, à une époque où nous vivions comme des princes pour l’équivalent de dix euros par jour. Nous nous nourrissions de salades grecques et de petites brochettes, et puis nous buvions ouzo sur ouzo, une sorte de Pastis grec. Tu étais venu avec ton premier 45 tours (Hexagone), et le propriétaire du bar du village avait accepté que tu places ton disque dans son Juke-Box. On peut dire que les Grecs de Petros entendirent tes chansons (si je ne me trompe, il y avait aussi, en face B, Société, tu m’auras pas) avant les Français…

Cette année-là, Dominique était venue avec toi. La belle, la radieuse, la lumineuse Dominique – Domino pour les intimes.
Quelques années après, tu lui consacrais une bien jolie chanson, Ma gonzesse, un petit chef-d’œuvre d’humour. La plus belle fille de Petros, assurément.

L’année suivante (à moins que ce fût la précédente…), Martin Lamotte nous avait rejoint. Je crois que je n’ai jamais autant ri de ma vie, d’autant que tu lui donnais la réplique à la perfection.

Puis le succès t’arriva, par hasard, comme une divine surprise. Il suffit qu’un animateur de radio s’entichât de Laisse béton pour quele titre devienne, en quelques semaines, numéro 1 au hit-parade.

Dans les années qui suivirent, tu enchaînas succès sur succès, remplissant les salles, passant de Bobino à l’Olympia, puisdu Zénith à Bercy.

Et Los Angeles, tu t’en souviens ? Pas le premier séjour (enregistrement de Morgan de toi), le second. Je t’accompagnais,en studio comme à la ville. C’est là que tu enregistras Mistral gagnant, ton chef-d’œuvre absolu, une des plus belles chansons de tous les temps.

Par un bel après-midi, nous roulions dans ta Porsche de location lorsque tu me signales qu’une voiture de police nous suivait en faisant des appels de phare. « Nous n’avons commis aucune infraction, te dis-je naïvement. Continue ! » Fort heureusement, tu fus plus prudent. Tu t’arrêtas sur le bas-côté. Aussitôt, quatre flics encerclèrent la Porsche. On te fit comprendre que tu devais garder tes mains sur le volant. Puis l’on nous extrayait gentiment de la voiture.
Toi et moi, à quelques mètres l’un de l’autre, nous fûmes interrogés par les policiers. « Nous sommes français, expliquai-je,mon frère est un chanteur célèbre qui enregistre un nouvel album à Los Angeles ». « Ce monsieur n’est pas français », m’assura l’un des crétins galonnés. « Comment ça, il n’est pas français ? M’insurgeai-je. Et son accent alors ? » Avec la certitude d’un grand linguiste, le tueur appointé me répondit : « C’est un faux accent français. » Les bras m’en tombèrent. Soudain je réalisai que nos flics parisiens étaient des intellectuels à coté de ses cops californiens. Le cirque dura près d’une heure. Enfin, sans un mot d’excuse, on nous rendit nos passeports en nous expliquant rapidement que tu ressemblais à un dealer recherché dans tout L.A. Toi, dealer ! Dealer de poésie, de révolte et d’humour, peut-être, mais de drogue, no chance. Il suffit d’écouter La Blanche ou P’tite conne pour s’en convaincre.

Tu rentras à Paris avec ton plus bel album sous le bras, tu rentras direction La Closerie des lilas. Étienne Roda-Gil était là, notre ami poète, le plus grand parolier français, alcoolique et anarchiste, généreux et hâbleur, un seigneur. Généreux, toi, tu le fus plus que personne.

Grâce à toi, le partageur, nos quatre frères et sœurs ont eu un bel appartement. Moi, non. Comme le Prince de Ligne : j’ai dépensé quatre-vingt dix pour cent de ma fortune en alcool et en femmes, le reste, je l’ai gaspillé. » Notre cher frère David ne m’a-t-il pas surnommé « Gaspille le magnifique » ?

Aujourd’hui, je te vois envahi par le « soleil » noir de la mélancolie j’ai du mal à le supporter, tu sais. Mais je suis sûr que tu vas rebondir, il ne peut en être autrement. Tu as encore de belles chansons à écrire, mon frère.

Non, vraiment,l’auteur du Mistral gagnant ne sera jamais un « ménestrel perdant ».

T.O.S

Renaud

PS: Je vous mets en lien la Première lettre de Thierry

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