Amadou lamine SALL Poète, président de la maison africaine de la poésie internationale. Lauréat des Grands Prix de l'Académie française
Lettre aux combattants des Farc : appel à la libération d'Ingrid Betancourt
C'est loin l'Afrique mais pourtant si proche. En effet, seul l'océan atlantique
nous sépare. A marée basse, la Colombie, le Vénézuéla, le Brésil sont à portée
d'une bonne marche à pied. L'Amérique latine n'est séparée de l'Afrique que par
la mer. La dérive des continents, dit-on, il y a bien longtemps, a séparé nos
maisons. C'est du Sénégal que je vous écris. C'est un pays qui vous fait face.
Il n'a ni uranium, ni diamant, ni pétrole mais est riche de ses érudits, fins
lettrés, solides intellectuels mais également de redoutables politiciens ; un
peuple ouvert, pieux, patient, solidaire et généreux.
Je vous écris avec respect, chers combattants. J'essaie de comprendre votre
lutte. De ce côté là-bas du monde où vous vivez, Dieu a semblé y expérimenter sa
terre de feu. L'histoire des guérillas a souvent donné à votre continent de
divins héros. Les causes qu'ils défendaient, contestées ou non, justes ou
injustes, étaient souvent liées, sinon toujours, à la défense des paysans, des
faibles, des masses, des pauvres, des démunies.
Je vous écris pour vous parler d’Ingrid Betancourt.
Je vous écris pour vous parler de la vie. Ce don unique et si merveilleux. Votre
combat, je sais, a dû, au bout d'un choix sans retour, et au nom d'une cause qui
prime sur tout, comme ce fut le cas chez les prophètes et les messies, destiner
votre vie à l'aboutissement de votre combat idéologique.
Elle n'a de prix que pour ce qu'elle a juré seule de servir : la foi en votre
cause, l'espérance et l'utopie car l'utopie est féconde. La vie des autres, de
vos ennemis ne compte que si elle peut servir à faire avancer votre lutte. Ce
qui compte pour vous, avant, après, ensuite et enfin, c'est le couronnement de
votre combat. Cela s'appelle d'un joli mais terrible mot : le sacrifice. Non, ce
n'est pas de l'illumination, je le sais. L'illumination sert une fausse
lucidité. Au pire, elle est un vase clos où la vanité et l'intelligence tournent
sur elles-mêmes, sans fin.
Je vous écris pour vous dire combien la vie est importante. Combien elle est
sacrée. Elle devient encore plus sacrée, dès lors qu'elle est remplie d'autres
vies : un enfant, un père, une mère, un amour, des êtres chers. Ingrid
Betancourt n'est pas votre ennemie. Sa détention ne se limite pas à elle seule.
C'est nous tous qui sommes en détention : sa famille biologique, sa famille
humaine, celle qui peuple la terre, celle qui vit d'espérance dont vous-mêmes,
chers combattants des Farc, car la Liberté est en détention.
Un combat comme le vôtre pourrait sembler reléguer l'amour au dernier plan. Et
pourtant, je ne veux et ne voudrais y croire. En chacun de nous, habite un
passager clandestin : l'amour. Le papa du petit Emmanuel, fils de Clara Rojas
que vous venez de libérer, n'est-il pas un des vôtres, un guérilléro, un
combattant ? N'a-t-il pas rencontré l'amour dans la détention de Clara ? Même
si, Clara et son fils ne partageront pas votre cause, tels qu'ils en ont été les
victimes ; ils sont désormais des vôtres, quelque part, pour la vie et
l'histoire de votre combat. Senghor aimait rappeler que ‘Quand deux peuples se
rencontrent, ils se combattent souvent, ils se métissent toujours’.
Depuis l'Afrique, je voudrais vous demander ici de libérer Ingrid Betancourt. Au
nom de l'amour et de la vie, libérez-la ! Le monde entier vous en sera
redevable. Vous gagnerez en noblesse et en grandeur. Ce n'est pas vrai que vous
êtes incapables de grandeur. Tout aussi faux que seuls comptent vos intérêts,
ceux de votre cause. Ne monnayez pas la vie d'Ingrid Betancourt. Ne négociez
plus sa vie avec des politiciens qui en font le manteau et la fanfare de leur
pouvoir. Faites donc mentir tous ceux qui pensent que seuls la drogue et les
dollars conduisent à votre cœur. Tant pis si je suis naïf. Tant pis pour cette
lettre écrite avec la seule foi d'un poète, d'un citoyen de la paix et de la
liberté. C'est ma part d'Ingrid Betancourt !
A la télévision, j'ai vu les guérilléros des Farc qui accompagnaient dans la
jungle, vers leur libération, Clara Rojas et Consuelo Gonzalez. Ils ont embrassé
les prisonnières avant de les regarder prendre l'hélicoptère. Cela m'a ému, car
cet élan n'était pas préparé. Ces accolades, je les sentais sincèrement
réciproques. Chacun, désormais, qu'il le veuille ou non, gardera quelque chose
de la vie de l'autre. Cinq ans, sept ans de captivité, cela laisse forcément des
marques, des sentiments, des souvenirs, des certitudes. On pourrait aisément
croire que les sentiments, les principes chez des guérilléros et la notion même
d'humanisme, sont des lignes parallèles qui ne se rencontrent jamais.
L'histoire, et non la fiction, nous a enseignés le contraire. Il existe bien des
combats et des causes décriés qui ont fini par écrire de belles pages d'histoire
de l'humanité.
Ecrivez une page d'histoire en libérant Ingrid Betancourt! Faites-nous don de la
fraîcheur du matin d'un nouveau monde ! Reproposez au monde une nouvelle
fraternité ! Ne faites pas de votre révolution, une révolution manquée. Que ce
ne soit pas seulement par la mort et la résistance, que vous ‘poursuivez votre
règne sur les esprits et sur les cœurs’. Allez à l'acte humanitaire en libérant
Ingrid Betancourt, la femme et la mère, la militante des droits et des libertés.
La postérité en fera une ligne de crête. Qu'un jour tout proche, puisse le monde
entier voir les enfants d'Ingrid Betancourt dans les bras de leur maman, une
mère rendue à la beauté de la vie, à la tendresse et à l'affection des siens.
La guerre n'empêche pas les sentiments. C'est si long, sept ans, jour après
jour…
Ps: Merci à Renaud de nous l'avoir transmise (14/01/2008)
parue dans "Walfadjiri" (l'Aurore), organe de presse sénégalais