Même le silence a une fin
Pendant deux ans, Ingrid Betancourt s'est tue. Maintenant, elle parle.
Dans une interview exclusive (dont la première partie est publiée avec une critique de Jérôme Garcin ce jeudi16/09/10), Ingrid Betancourt a expliqué au «Nouvel Observateur» avec une grande simplicité et beaucoup de sincérité, la façon dont elle a conçu ce livre.
Le Nouvel Observateur. – Vous avez écrit un texte très fort sur les six années et demie que vous avez passé dans la jungle comme prisonnière des Farc. Pourquoi avez-vous souhaité écrire ce livre?
Ingrid Betancourt. – Pendant toutes ces années, j'ai éprouvé les plus grandes difficultés à supporter ce que je vivais. La seule façon d'y arriver était de donner un sens à tout cela. Je pensais qu'il fallait que je m'en sorte pour pouvoir témoigner. Je voudrais que mes réflexions servent à tous ceux qui vivent des moments difficiles, à ceux qui se posent des questions sur eux-mêmes.
N. O. – Quand avez-vous commencé à écrire?
I. Betancourt. – J'avais commencé à écrire pendant la séquestration. On nous donnait, très rarement, des feuilles et des crayons. C'était précieux. J'écrivais dans les périodes de sédentarisation, lorsque nous restions dans un camp plus de trois jours. Avant chaque départ, je détruisais tout, car il y avait systématiquement des fouilles. Au début de ma captivité, les Farc m'ont pris un texte écrit en espagnol et ne me l'ont pas rendu. Alors j'ai pensé que si j'écrivais en français, les Farc ne garderaient pas mes écrits parce qu'ils ne comprendraient rien, mais une fois encore je me les suis fait confisquer. J'ai eu très peur. J'écrivais des choses très intimes que je ne souhaitais pas que mes ravisseurs lisent. Je repassais dans ma tête tout ce que j'aurais pu écrire qui aurait dévoilé mes préparatifs de fuite. Je redoutais aussi que certaines pensées soient mal interprétées. Écrire me soulageait, c'était un dialogue intérieur. Mais comme je ne savais pas s'ils allaient lire ou pas, et dans quelles mains cela allait tomber, j'ai pris la décision de tout brûler tout de suite après avoir écrit.
N. O. – Quand avez-vous pris la décision d'écrire l'histoire complète?
I. Betancourt. – Je ne voulais pas écrire tout de suite après ma libération comme certains de mes camarades. Je voulais écrire ce livre moi-même. Je ne voulais pas raconter à quelqu'un qui se serait fait mon interprète. Je voulais utiliser mes propres mots car je voulais que ce livre soit un scaphandre dans la jungle, que les lecteurs plongent dans ses couleurs, sa température et ses horreurs. Je voulais que les gens soient avec moi là-bas. Mais surtout, en revenant à la liberté, je pensais qu'il y aurait des moments où je pourrais m'asseoir avec ma famille pour parler avec eux, leur dire tout ce que j'avais vécu, ou au moins raconter des morceaux. Les jours passants, je me suis rendu compte qu'à chaque fois que j'avais l'occasion de parler avec eux, j'en étais totalement incapable. Ce livre me permet aussi de raconter à mes enfants et à ma mère ce que j'ai vécu.
N. O. – Vous avez mis dix-huit mois pour écrire ce livre, c'était un très long processus...
I. Betancourt. – Quand je suis sortie, j'étais trop fragile pour écrire. Je me sens toujours fragile, mais au moment de la libération les plaies étaient à vif, je sentais que j'avais besoin de décanter beaucoup de choses. J'avais besoin de regarder mes années de captivité avec une certaine distance. J'ai passé les six premiers mois à essayer de reconstruire ma relation avec mes enfants, à comprendre dans quelle vie j'allais être. Après ma libération, il n'y avait pas de vie pour moi. Tout ce que j'avais construit avait disparu. Je n'avais plus de foyer. Je n'avais plus de couple et mes enfants étaient grands. Ils ne vivaient plus à la maison. Il fallait que je trouve ma vie, ma voie
N. O. – Où vivez vous? Avez-vous un travail?
I. Betancourt. – Non je n'ai pas de travail. Mon travail a été l'écriture. J'ai du mal à m'installer dans un endroit fixe. Cela tient au fait que nous avons été nomades dans la jungle pendant toutes ces années. En fait j'ai fait des étapes. J'ai écrit un peu aux États-Unis, et en France. J'ai essayé de m'isoler pour vivre une vie normale. Je me suis mise à faire les courses, la cuisine, pour me remettre dans une vie quotidienne, reprendre un rythme et apprendre à me réorganiser dans le temps. J'écrivais de manière très disciplinée tous les jours.
N. O. – Avez-vous eu besoin d'un déclic pour démarrer l'écriture, ou d'un lieu pour vous protéger de ce que vous alliez revivre en écrivant?
I. Betancourt. – J'ai cherché un endroit qui soit tout sauf une jungle. Je me suis blottie dans les montagnes. J'ai commencé en février 2009. Il neigeait énormément, et cela m'a fait beaucoup de bien. J'avais un horizon de neige blanc. Quand j'écrivais j'étais complètement dans la jungle. C'était difficile à revivre. Mais quand je finissais la journée, j'étais dans le froid et dans la neige, dans un endroit où j'avais une intimité, où personne ne me regardait.
N. O. – Pourquoi avez-vous écrit en français et pas en espagnol?
I. Betancourt. – Je n'ai pas choisi. Cela s'est fait spontanément. Au départ, quand je faisais une projection de ce que j'allais écrire je pensais le faire en espagnol. J'avais tout vécu en espagnol. Mais lors de ma première séance d'écriture, devant le papier, c'est parti en français. J'ai pensé que c'était lié au fait que j'ai fait toute ma scolarité en France, et en français. Et comme il y avait quelque chose de très scolaire dans la démarche avec la feuille blanche, cela me rappelait le temps de l'école, quand on écrivait à la main.
N. O. – Qu'est-ce qui vous a poussé à prendre un stylo plutôt que l'ordinateur?
I. Betancourt. – C'était un choix. J'avais écrit un livre des années auparavant directement sur ordinateur. J'avais toujours été gênée par le fait que ne tapant pas à la même vitesse que je pense, mes phrases étaient hachées par ce manque de dextérité. En écrivant manuellement, je ne me rendais pas compte que j'étais en train d'écrire, cela se faisait de manière automatique, et je pouvais faire des séances non-stop parce que je partais dans un souvenir et j'écrivais comme je le vivais dans ma tête. C'était comme si j'ouvrais le robinet pour que les choses sortent.
N. O. – Vous avez eu le courage de raconter dès le premier chapitre ce qu'une femme prisonnière peut subir comme abus de la part de ses ravisseurs. Était-ce indispensable pour poursuivre le récit?
I. Betancourt. – Oui c'est exactement cela. Je voulais me défaire de cela. Je voulais commencer par ce qui avait été le plus dur. Après cela je me suis sentie plus soulagée et j'ai eu moins peur d'écrire.
N. O. – Dans le livre vous racontez cinq tentatives de fuite. Y en a-t-il eu d'autres?
I. Betancourt. – Je ne les ai pas toutes racontées. J'ai omis la première tentative d'évasion parce que la deuxième est une répétition de la première, en plus réussie. Survivre dans la jungle n'est pas facile. Cela a été un apprentissage très lent et très difficile. A chaque tentative, nous étions meilleurs. Il y a eu aussi des tentatives avortées dont je ne parle pas. Je pensais sans cesse à fuir. C'était une obsession. Même à la fin de ma captivité, alors que j'avais été très malade et que je n'avais pas les conditions physiques nécessaires pour reprendre une évasion, je m'étais dit qu'il faudrait que je me refasse une santé. J'avais compris que les Farc avaient fait de moi une espèce d'objet fétiche, et qu'ils n'avaient pas l'intention de me libérer.
N. O. – On sent que la libération arrive à point nommée...
I. Betancourt. – Oui. Nous étions tous, au bout du rouleau. Quand je dis cela j'ai un complexe de culpabilité très fort car je sais qu'il y a quinze compagnons qui sont encore là-bas. C'est toujours le bout du rouleau, cela s'allonge et on tient quand même
N. O. – Vous revenez sur les conditions de votre enlèvement et contestez l'image d'une Ingrid qui serait partie sur un coup de tête. Vous racontez même que le président colombien vous a retiré votre escorte. Le jugez-vous responsable?
I. Betancourt. – Non, je n'ai jamais considéré que Andrés Pastrana était responsable de ma séquestration. Ce sont les Farc qui m'ont kidnappée. Mais je refuse que l'on fasse croire que je l'ai cherché. Je devais aller à San Vicente del Caguan, un village du sud du pays, pour soutenir le maire, membre de mon parti politique, Oxigeno Verde. J'avais déjà fait ce trajet des dizaines de fois. Ce 23 février 2002, le président Pastrana avait lui aussi décidé de se rendre dans ce village pour montrer au monde entier qu'il avait récupéré des zones de la main des Farc. C'était un gros enjeu médiatique pour lui. Il avait eu des soutiens de la communauté européenne pour négocier avec les Farc. Une des critiques qui lui était faite c'était que le prix de ces négociations était une perte de contrôle sur le territoire de la Colombie. Et il avait besoin de montrer que ce n'était pas le cas.
Ma présence sur les lieux l'a visiblement dérangé. Quand j'ai atterri à l'aéroport de Florencia, on m'avait proposé de prendre un des hélicoptères mis à la disposition de la présidence. J'ai attendu deux heures. Et puis finalement le président Pastrana est arrivé avec 150 journalistes. Et on m'a retiré l'offre de prendre un hélicoptère. J'ai donc décidé de partir par la route, comme c'était prévu au départ. Mais là, on nous a informé que la présidence nous avait retiré notre escorte. J'ai pensé qu'il voulait me dissuader de me rendre à San Vicente. A aucun moment on ne m'a interdit de partir pour des raisons de sécurité. Je considérais que la voie était ouverte. Je n'avais d'ailleurs jamais vu autant de militaires sur place et d'hélicoptères patrouiller sur la zone. Et pendant la campagne présidentielle, j'étais allée dans des zones beaucoup plus dangereuses. Ensuite ma séquestration a été tellement médiatisée que le gouvernement a eu peur d'être jugé responsable, et donc il a réécrit l'histoire. Il m'a rendu fautive de mon propre enlèvement. Je suis passée d'être victime à être coupable !
N. O. – Les Farc vous avaient-ils ciblés ou était-ce un hasard?
I. Betancourt. – Ils avaient fait ce barrage pour voir s'ils pouvaient attraper quelqu'un. Ils ont appliqué la stratégie de la guêpe : piquer et partir. Ils avaient très peu de temps pour monter un barrage. Ils devaient attraper leur proie, et ensuite c'était facile pour eux de prendre vers le sud et de se perdre dans la nature, la jungle étant toute proche.
N. O. – Votre livre est quasiment une étude sociologique sur les Farc... vous aviez à ce point envie de décrire vos bourreaux?
I. Betancourt. – Les Forces armées révolutionnaires colombiennes (Farc) sont méconnues de l'intérieur. Or il est important que les Colombiens comprennent cette organisation. Ma génération est née avec la présence des Farc. Il fallait faire un décodage de leurs comportements, de leur mentalité, de la réalité de ce qu'elles sont devenues aujourd'hui. Elles sont devenues très autistes. Quand j'étais en liberté, j'avais beaucoup de discussions avec d'anciens guérilleros qui s'étaient rendus, s'étaient réinsérés à la vie civile et connaissaient très bien les Farc. Il m'était très difficile de comprendre ce qu'ils racontaient, notamment quand ils disaient : «il faut apprendre à survivre dans la jungle». Avec le niveau technologique de nos sociétés, je ne voyais pas comment on pouvait ne pas survivre dans la jungle au XXIe siècle. Leurs mots ont pris un sens après, lorsque j'y étais.
N. O. – La manière dont vous décrivez la nature dans la jungle est étonnante. Comment pouviez-vous accorder tant d'attention à la végétation et mémoriser tous ces lieux?
I. Betancourt. – J'ai découvert que j'avais une mémoire affective. Je me souviens de tout ce qui crée des émotions en moi. Or ces six années ont été particulièrement riches en situations émotionnellement dramatiques. Il y a beaucoup de choses dont je n'ai pas parlé. Je voulais que les gens, et ceux que j'aime, puissent avoir une dimension de ce que c'était. Et j'avais pris la décision de décortiquer minutieusement l'information que j'avais dans ma tête pour pouvoir la restituer, et je ne voulais pas faire une narration abstraite parce que je voulais que les gens comprennent aussi bien la beauté de cette nature que l'horreur de notre situation. Parce que l'horreur n'était pas que dans les grandes choses. Elle était aussi et surtout dans les petites choses. Par exemple, ce foisonnement d'insectes qui vous agressent sans répit et qui est une vraie torture. Beaucoup plus que le tigre ou le serpent qui font peur dans l'imaginaire, mais qu'on voit finalement assez rarement.
N. O. – Vous racontez aussi comment les guérilleras viennent vous raconter leurs malheurs, les lois qui règnent entre hommes et femmes...
I. Betancourt. – Il y a quelque chose de pernicieux. Cette guérilla très révolutionnaire de gauche met en avant l'égalité des sexes et vend aux jeunes filles l'idée qu'en rentrant chez les Farc, elles vont avoir le même statut que les hommes. Et quand on est dedans, on se rend compte que c'est encore pire parce que sous couvert de l'égalité des sexes, c'est une exploitation de la femme qui est encore plus ignoble. Ainsi, lorsque ces jeunes filles tombent enceintes, elles doivent demander la permission d'avoir leur enfant au commandant. Il a droit de vie ou de mort sur cet enfant. C'est lui qui décide si la mère va avorter ou pas. Une fois l'enfant né, la maman a droit à quelques mois pour l'allaiter et ensuite elle revient au rang de guérillera. L'enfant est alors mis en garde chez des miliciens. Son futur est déjà désigné : il deviendra guérillero.
N. O. – Dans la jungle on vous a mis des chaînes au cou, et aux pieds, on vous a enfermé derrière des barbelés, vous décrivez un «camp de concentration dans la jungle», la situation était-elle comparable au IIIe Reich?
I. Betancourt. – Je ne peux absolument pas comparer ce que j'ai vécu avec Auschwitz et l'expérience affolante de l'extermination totale. Mais je pense qu'il y a des comportements qui se répètent. Nous devons réfléchir à cette tendance que nous avons à devenir des monstres dans certaines conditions. C'est une situation dans laquelle l'être humain perd la boussole. Le système même de la captivité transforme les gens en bourreaux... Le plus dur à supporter c'était la manipulation des sentiments. Nos ravisseurs nous inondaient d'informations mensongères, dans le but de créer le conflit entre prisonniers. C'était abominable. Cela fausse les valeurs, et ferme la possibilité d'entrer en relation avec les autres. Même si nous étions conscients d'être l'objet de manipulations, il était très difficile de nous y soustraire, car nous étions tous écorchés vifs.
N. O. – Après avoir lu votre livre et celui de Clara Rojas, votre ancienne directrice de campagne arrêtée en même temps que vous, on ne comprend toujours pas ce qui s'est passé entre vous. Estimez-vous qu'elle s'est «rendue», et que vous avez mieux résisté aux Farc?
I. Betancourt. – Il n'y a pas ceux qui résistent, et ceux qui se rendent. Il y a des moments où on résiste et des moments où on lâche. Chacune de nous a résisté du mieux qu'on a pu avec les ressources psychologiques et morales dont on disposait. Ce qui s'est passé entre nous est très humain. Nous avons vécu des moments terribles. Nous étions forcées à partager un espace très restreint, et nous avons trouvé dans le silence un moyen de mettre des distances quand nous en avions le plus besoin. Nous avons eu des moments de dépression, c'était très difficile à vivre. C'était un cauchemar. Quand je suis sortie de captivité, je l'ai revue avec son fils Emmanuel, qui est mon filleul. C'était très émouvant. C'est un très bel enfant. Après, elle a fait sa vie. Je ne sais pas exactement où elle habite maintenant. On s'est un peu perdu de vue. Mais à un moment donné on va se retrouver. Nous sommes un peu comme une famille. On s'entend plus ou moins bien avec les uns ou les autres. Mais on appartient à la même famille.
N. O. – Les trois otages américains ont également écrit un livre à charge contre vous. Pourtant dans votre récit vous êtes très élogieuse avec Marc Gonsalves...
I. Betancourt. – J'ai eu d'excellentes relations avec Marc Gonsalves et Thomas Howes. En revanche, c'est vrai que c'était plus difficile avec Keith Stansell. Mais en ce qui concerne le livre ce que j'ai appris par la suite, c'est que leurs témoignages ont été recueillis séparément et ensuite emboîtés par l'éditeur pour la publication. Ceci dit, la réalité est que nous étions tous victimes des Farc et que nos ravisseurs ont tout fait pour nous diviser car l'union entre prisonniers présentait un risque de mutinerie qu'ils tenaient à éviter à tout prix. J'ai eu l'occasion de renouer contact avec Marc et Tom et je suis heureuse de constater que nous avons pu aller au-delà des mots qui blessent et que finalement notre amitié a été plus forte.
N. O. – Votre ex-mari, Juan Carlos Lecompte, n'a pas contribué à améliorer votre image . Dans votre livre vous donnez une clef d'explication sur les raisons qui vous ont éloigné de lui. Vous dites qu'il ne vous a jamais laissé de message à la radio. Ce qu'il conteste....
I. Betancourt. – Pendant toutes ces années de captivité mon seul lien avec le monde extérieur était les messages que je recevais par la radio. Peut-être que Juan Carlos a laissé des messages la première année. Je ne les ai pas entendus puisque je n'ai eu connaissance de ces émissions qu'au bout d'un an et demi de captivité. Mais pendant cinq ans, j'ai entendu maman me parler quotidiennement à la radio. Cela a été dur pour moi de ne jamais l'entendre lui.. Je comprends qu'on ne puisse pas se lever tous les jours à 4h du matin quand on travaille. Mais il ne m'a pas non plus laissé de message pour mon anniversaire, pour Noël, ou pour la fête des mères. Il s'est détaché de moi, et je ne peux pas lui en vouloir parce que six ans et demi c'est très long. Je suis convaincue qu'il devait penser que j'étais morte.
Quand je l'ai vu à l'aéroport, j'ai été très surprise. Je ne m'attendais pas à le voir. Il n'a pas eu un seul mot d'affection. Il m'a juste dit : «Est-ce que je peux rester vivre dans ton appartement?» J'ai compris immédiatement que le retour ne serait pas simple. Je n'avais qu'une seule hâte : retrouver mes enfants. Et je n'avais pas la force émotionnelle de gérer en même temps une crise conjugale. Ensuite, je n'ai pas retrouvé de fil d'Ariane qui me permettait de continuer ce que nous avions vécu. Le fil s'était cassé.
N. O. – Il a dit qu'il a sacrifié son travail pour vous, et son argent... que vous lui avez réclamé 50.000 dollars...
I. Betancourt. – Lorsque je suis revenue, j'étais surprise de découvrir un homme devenu friand de médias. Il ne me parlait pas directement, il réglait nos affaires à travers la presse. Je comprends que pour les gens il est difficile de l'imaginer avec toute l'euphorie autour de ma libération, mais quand je suis revenue, je n'avais pas de salaire, je n'avais plus de travail. Il avait reçu en mon nom de nombreux prix qui m'avaient été décernés pendant ma captivité et desquels il a refusé de me rendre compte. Je lui ai, en effet, demandé de me les rendre car j'en avais besoin pour vivre. Il a accepté de m'envoyer la somme qu'il estimait correspondre aux prix qu'il avait reçus.
N. O. – Maintenant il y a l'affaire de l'indemnisation par l'État colombien... Pourquoi avez-vous réclamé cet argent?
I. Betancourt. – Cela a été une lapidation médiatique. Cette indemnisation est un droit qu'ont toutes les victimes du terrorisme dans le monde et la loi colombienne comme ailleurs nous protège en nous permettant d'obtenir des réparations. L'État colombien en a fait un scandale. On a présenté des chiffres et cela a exacerbé les pires sentiments. Je n'ai pas exigé une somme folle. Mes avocats ont fait le calcul du montant des réparations, en fonction de barèmes existants, liés en partie au nombre de salaires non perçus, et a d'autres éléments qui sont pris en compte. L'État colombien a transformé cette demande de réparation en une attaque en justice contre les soldats colombiens qui m'ont sauvé la vie. Il faut quand même arriver à suivre le raisonnement... La Colombie est un pays qui souffre énormément. Certaines de nos réactions en tant que société sont marquées par un profond malaise. Il y a encore beaucoup de haine.
J'ai fini par renoncer à mes droits pour ne pas mettre en péril les demandes en cours des autres otages.
N. O. – Avez-vous l'intention de refaire de la politique en Colombie?
I. Betancourt. – J'ai envie de servir mon pays. C'est une vocation. Mais je sens que ce n'est pas encore le moment.
N. O. – Bernard Fixot, l'éditeur de votre précédent ouvrage «la Rage au cœur» vous a publiquement qualifié d'ingrate. Quelle est l'origine de cette querelle?
I. Betancourt. – J'ai beaucoup de tendresse pour Bernard Fixot, et pour Lionel Duroy qui m'a aidé dans la rédaction de «la Rage au cœur» et qui est devenu un ami. Quand je suis sortie de la jungle, Bernard Fixot m'attendait à l'aéroport de Paris. Je venais à peine de descendre de l'avion et il m'a dit : «Ingrid, il faut écrire le livre tout de suite, à chaud !» C'était un peu rapide pour moi. Je voulais d'abord retrouver mes enfants. Dans la jungle, j'avais eu le temps de réfléchir à ce que je voulais écrire si je sortais.
Lors d'un déjeuner où nous avons évoqué tout cela, Bernard Fixot m'a lancé : «Mais ma petite Ingrid, tu es incapable d'écrire un livre ! Il faut que quelqu'un l'écrive pour toi ! Si tu ne te dépêches pas l'attention du public va retomber. Et ce que les gens veulent c'est un livre d'action !» J'étais effondrée car c'était exactement le livre que je ne voulais pas écrire. Je sentais que je n'aurais pas mon mot à dire sur quoi que ce soit, ni sur mon histoire, ni sur le texte, ni même sur la couverture J'ai réalisé que j'étais libre et que je devais prendre le temps nécessaire pour écrire mon histoire à mon rythme et à ma façon.
N. O. – Comment avez-vous finalement choisi Gallimard ?
I. Betancourt. – En janvier de l'année d'après, avec mon amie Susanna Lea qui est aussi mon agent littéraire, nous avions pris rendez-vous avec plusieurs éditeurs le même jour. J'avais dit que je choisirais l'éditeur avec lequel je m'entendrais le mieux et que je ne demanderais pas d'à-valoir. En fin d'après-midi nous avons rencontré Antoine Gallimard qui nous a sidéré. Il a raconté exactement le livre tel que je le voyais : «Un livre intime qui permet aux gens d'être avec vous dans la jungle.» Il a eu des réponses rassurantes sur les questions de langue. Je ne savais pas encore si j'allais écrire en espagnol, en français, ou les deux. Et il a accepté aussi que je prenne le temps nécessaire. J'avais trouvé mon éditeur.
N. O. – C'est vous qui avez souhaité une sortie mondiale ?
I. Betancourt. – Non. Nous avons fixé la date de sortie du livre en France au 21 septembre. Et laissé la possibilité aux éditeurs étrangers de choisir leur propre date. Mais aucun n'a voulu paraître après. Ils ont voulu s'aligner. Ce qui pose des problèmes pour l'accompagnement de la sortie du livre, car je ne peux évidemment pas être partout en même temps. Je vais faire une tournée de dix jours en Europe, dix jours aux États-Unis et dix jours en Amérique latine.
N. O. – Irez-vous en Colombie?
I. Betancourt. – Non pas pour le moment.
N. O. – Vous avez cédé les droits pour un film. Vous avez déjà une idée de qui va jouer votre rôle?
I. Betancourt. – (Eclat de rire). Non ! J'ai eu un coup de foudre pour la productrice Kathleen Kennedy. On s'est assise ensemble à New York et j'ai tout de suite eu envie de travailler avec elle. Le choix du metteur en scène sera très important. Mais il n'est pas encore décidé.
Published on Bibliobs (http://bibliobs.nouvelobs.com) /Propos recueillis par Odile Benyahia-Kouider / 16/09/2010 -
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IL L' A DÉJÀ LU POUR NOUS ET NOUS DONNE SON POINT DE VUE !
"André-Louis .....D. B." <xxxxxxxxxskynet.be>
La réaction du lecteur
Première évidence: Ingrid sait écrire. Bien. Très bien même. Loin de l'ouvrage introspectif à caractère religieux et philosophique que certains d'entre nous - et j'en étais - craignaient, le style est narratif est donc particulièrement accessible. L'émotion n'est jamais imposée par l'auteur. C'est, au niveau du style, la qualité première du livre: le lecteur, qui n'a pas passé un seul jour dans la jungle colombienne, s'approprie les émotions que l'auteur ne lui impose à aucun moment. C'est quelque chose de trop rare dans la littérature: le récit est factuel avec ce petit quelque chose de plus qui permet au lecteur de s'emparer, sans même s'en rendre compte, des émotions que l'auteur, par pudeur et de par son éducation, ne lui impose à aucun moment.
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On ne pleure pas en public dans la vieille bourgeoisie, qu'elle soit européenne ou sud-américaine. Même à l'enterrement d'un enfant, d'un père ou d'une mère. Même en étant victimes des pires exactions et des pires sévices, on ne pleure pas en public. Quitte à en crever ensuite. Les émotions, les pleurs, les colères ont ce quelque chose de vulgaire qui ne s'étale pas en public.
Pourtant, sans jamais se départir de cette immense pudeur, Ingrid arrive à faire partager, par une simple relation factuelle et par petites touches discrètes, ses émotions et c'est à nous, lecteur, d'avoir l'humanité de nous les approprier.
Seule exception à un récit fort logiquement chronologique, Ingrid commence par le pire des horreurs subies. Une de ses tentatives d'évasion et les exactions qui s'en sont suivies. Celles qu'elle a réussi à décrire mais aussi celles qui sont restées dans la jungle et n'en sortiront jamais, mais que pourtant tant de gens ont deviné. J'imagine Ingrid devant sa première feuille blanche. Il fallait accomplir cette catharsis et se débarrasser dès les premières lignes du pire pour avoir le courage d'entreprendre le reste de la narration.
Quelque chose est frappant et revient comme un leit-motiv. Il n'y a dans le récit pas la moindre parcelle de haine envers ses geôliers, alors que les raisons ne manquaient certes pas pour nourrir ce sentiment. Les critiques se retrouvent à toutes les pages, mais non une haine qui serait pourtant si justifiée. Certains pourraient même envisager un syndrome de Stockholm que chaque otage a dû un jour subir, mais ils n'auraient rien compris: l'ensemble du récit contredit cette interprétation. Rebelle aux opinions bien ancrées, Ingrid l'était avant de rentrer dans la jungle, rebelle elle est restée. Quel que soit le prix à payer.
Proportionnellement, il y a bien plus de pages consacrées aux relations entre otages et c'est peut-être sur ce sujet que le livre devrait devenir un sujet d'étude. D'autres avaient abordé le sujet, mais personne n'a, à ma connaissance, décrit avec autant de détails les petites mesquineries qui, dans la situation extrême, vécue qui plus est dans une telle promiscuité, paraissent, à la lecture de l'ouvrage pourtant évidentes. C'est un des autres mérites majeur de ce livre. A sa lecture, il semble si évident que, dans l'horreur quotidienne de la situation, les relations de solidarité qui sont un des ferment de notre éducation judéo-chrétienne ne peuvent avoir cours. L'univers des otages, réduit à quelques m², est trop petit et comme tout animal, l'homme a besoin d'un certain espace vital. Faute de cet espace, c'est la confrontation quotidienne. Particulièrement entre ceux qui se rebellent et ceux qui préfèrent s'adapter à une situation, si horrible soit-elle.
Cette dichotomie n'est d'ailleurs qu'apparente, tant la lecture de l'ouvrage apporte une réponse évidente: les guérilleros sont dans leur rôle de geôliers, alors que la moindre entorse -pourtant si humaine dans la situation vécue- dans le chef des compagnons d'infortune apparait comme une traitrise impardonnable .
Sauf erreur de ma part, aucun ouvrage n'a jamais abordé le sujet en profondeur. Parlera-t-on bientôt d'un syndrome de la jungle colombienne - en référence au syndrome de Stockholm auquel l'ouvrage ajoute la dimension des relations inter-otages?
Bref: un livre qui pourrait devenir une référence dans la littérature consacrée à l'univers carcéral et pourrait même faire avancer les sciences humaines sur le sujet.
La réaction du militant des Droits de l'Homme
Le militant des Droits de l'Homme (ou freedom fighter, pour reprendre la jolie expression d'Ingrid au PE) a pourtant un énorme regret. Même si l'ouvrage n'a aucune ambition politique et est exclusivement consacré à l'univers carcéral (il débute sur le plan chronologique par l'enlèvement et se termine dans l'hélicoptère de la liberté), Ingrid aurait pu faire un appel explicite à la solidarité envers les otages restants et étendre celui_ci à toutes les victimes du drame colombien. Sur le plan des Droits de l'Homme, c'est regrettable de voir qu'un des rares livres à diffusion mondiale simultanée, n'ait pas pu servir à dénoncer la situation inacceptable des autres victimes.
Le reportage de France 3 de ce lundi (pourtant très bien réalisé avec l'aide d'un journaliste de Channel 4 qui a déjà plusieurs reportages splendides sur la problématique colombienne à son actif, dont un assez récent sur le drame des populations indigènes qui est passé vendredi passé sur une chaine flamande) n'avait pas du tout cette force et apparait bien mièvre en comparaison. Trop "français". Trop "Ingrid" aussi et sans référence aux malheureux qui restent prisonniers de l'enfer vert, mis à part le modeste bandeau qui est passé en fin de reportage. Un sorte de trailer pour le livre, en quelque sorte... La aussi, il n'y avait aucun écho vers les autres victimes du drame colombien. Une émission monitorée par Gallimard et réalisée à sa demande?