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C'est
une lettre "100 % personnelle", "ça
vient du plus profond d'elle-même",
explique son mari Juan Carlos Lecompte.
"L'écriture est indiscutablement la sienne",
assure-t-il, en estimant qu'il aura fallu au
moins deux jours pour rédiger cette lettre, de
12 pages, ecrite en "tout petits"
caractères, et qui est datée du 22 octobre.
«C'est un
moment très dur pour moi. Ils demandent des
preuves de vie brusquement et je t'écris mon âme
tendue sur ce papier. Je vais mal physiquement.
Je ne me suis pas réalimenté, j'ai l'appétit
bloqué, les cheveux me tombent en grandes
quantités
Je n'ai envie de rien. Je crois que c'est la
seule chose de bien, je n'ai envie de rien car
ici, dans cette jungle, l'unique réponse à tout
est « non ». Il vaut mieux donc, n'avoir envie
de rien pour demeurer au moins libre de désirs.
Cela fait 3 ans que je demande un dictionnaire
encyclopédique pour lire quelque chose,
apprendre quelque chose, maintenir vive la
curiosité intellectuelle. Je continue à espérer
qu'au moins par compassion, ils m'en procureront
un, mais il vaut mieux ne pas y penser.
Chaque
chose est un miracle, même t'entendre chaque
matin car la radio que j'ai est très vieille et
abîmée.
Je veux te demander, Mamita Linda, que tu dises
aux enfants qu'ils m'envoient trois messages
hebdomadaires (...). Rien de transcendant si ce
n'est ce qui leur viendra à l'esprit et ce
qu'ils auront envie d'écrire (…). Je n'ai besoin
de rien de plus mais j'ai besoin d'être en
contact avec eux. C'est l'unique information
vitale, transcendante, indispensable, le reste
ne m'importe plus(…).
Comme je te
disais, la vie ici n'est pas la vie, c'est un
gaspillage lugubre de temps. Je vis ou survis
dans un hamac tendu entre deux piquets,
recouvert d'une moustiquaire et avec une tente
au dessus, qui fait office de toit et me permet
de penser que j'ai une maison.
J'ai une tablette où je mets mes affaires,
c'est-à-dire mon sac à dos avec mes vêtements et
la Bible qui est mon unique luxe. Tout est prêt
pour que je parte en courrant. Ici rien n'est à
soi, rien ne dure, l'incertitude et la précarité
sont l'unique constante. A chaque instant, ils
peuvent donner l'ordre de tout ranger [pour
partir] et chacun doit dormir dans n'importe
quel renfoncement, étendu n'importe où, comme
n'importe quel animal (…). Mes mains suent et
j'ai l'esprit embrumé, je finis par faire les
choses deux fois plus doucement qu'à la normale.
Les marches sont un calvaire car mon équipement
est très lourd et je ne le supporte pas. Mais
tout est stressant, je perds mes affaires ou ils
me le prennent, comme le jeans que Mélanie
m'avait offert pour Noël, que je portais quand
ils m'ont pris. L'unique chose que j'ai pu
garder est la veste, cela a été une bénédiction,
car les nuits sont gelées et je n'ai eu rien de
plus pour me couvrir.
Avant, je profitais de chaque bain dans le
fleuve. Comme je suis la seule femme du groupe,
je dois y aller presque totalement vêtue :
short, chemise, bottes. Avant j'aimais nager
dans le fleuve mais maintenant je n'ai même plus
le souffle pour. Je suis faible, je ressemble à
un chat face à l'eau. Moi qui aimais tant l'eau,
je ne me reconnais pas. (…) Mais depuis qu'ils
ont séparé les groupes, je n'ai pas eu l'intérêt
ni l'énergie de faire quoi que ce soit. Je fais
un peu d'étirements car le stress me bloque le
cou et cela me fait très mal.
Avec les exercices d'étirement, le split et
autres, je parviens à détendre un peu mon cou.
(...) Je fais en sorte de rester silencieuse, je
parle le moins possible pour éviter les
problèmes. La présence d'une femme au milieu de
tant de prisonniers masculins qui sont dans
cette situation depuis 8 à 10 ans, est un
problème (…). Lors des inspections, ils nous
privent de ce que nous chérissons le plus. Une
lettre de toi qui m'était arrivée, m'a été prise
après la dernière preuve de survie, en 2003. Les
dessins d'Anastasia et Stanislas [neveux
d'Ingrid], les photos de Mélanie et Lorenzo, le
scapulaire de mon papa, un programme de
gouvernement en 190 points, ils m'ont tout pris.
Chaque jour, il me reste moins de moi-même.
Certains détails t'ont été racontés par Pinchao.
Tout est dur.
Il est important que je dédie ces lignes à ces
êtres qui sont mon oxygène, ma vie. A ceux qui
me maintiennent la tête hors de l'eau, qui ne me
laissent pas couler dans l'oubli, le néant et le
désespoir. Ce sont toi, mes enfants, Astrid et
mes petits garçons, Fab [Fabrice Delloye], Tata
Nancy et Juanqui [Juan Carlos, son mari].
Chaque jour, je suis en communication avec Dieu,
Jésus et la Vierge (...). Ici, tout a deux
visages, la joie vient puis la douleur. La joie
est triste. L'amour apaise et ouvre de nouvelles
blessures... c'est vivre et mourir à nouveau.
Pendant des années, je n'ai pas pu penser aux
enfants et la douleur de la mort de mon papa
accaparait toute la capacité de résistance. Je
pleurais en pensant à eux, je me sentais
asphyxiée, sans pouvoir respirer. En moi, je me
disais : « Fab est là, il veille à tout, il ne
faut pas y penser ni même penser ». Je suis
presque devenue folle avec la mort de mon papa.
Je n'ai jamais su comme cela s'est passé, qui
était là, s'il m'a laissé un message, une
lettre, une bénédiction. Mais ce qui a soulagé
mon tourment, a été de pensé qu'il est parti
confiant en Dieu et que là-bas, je le retrouvera
pour le prendre dans mes bras. Je suis certaine
de cela. Te sentir a été ma force. Je n'ai pas
vu de messages jusqu'à ce qu'il me mette dans le
groupe de [l'otage] Lucho, Luis Eladio Pérez, le
22 août 2003. Nous avons été de très bons amis,
nous avons été séparés en août. Mais durant ce
temps, il a été mon soutien, mon écuyer, mon
frère (…).
J'ai en
mémoire l'âge de chacun de mes enfants. A chaque
anniversaire, je leur chante le « Happy Birthday
». Je demande à ce qu'ils me laissent faire une
gâteau. Mais depuis trois ans, à chaque fois que
je le demande, la réponse est non. Ca m'est
égal, s'ils amènent un biscuit ou une soupe
quelconque de riz et de haricot, ce qui est
habituel, je me figure que c'est un gâteau et je
leur célèbre dans mon c--ur, leur anniversaire.
A ma Melelinga [Mélanie], mon soleil de
printemps, ma princesse de la constellation du
cygne, à elle que j'aime tant, je veux te dire
que je suis la maman la plus fière de cette
terre (…). Et si je devais mourir aujourd'hui,
je partirais satisfaite de la vie, en remerciant
Dieu pour mes enfants. Je suis heureuse pour ton
master à New York. C'est exactement ce que je
t'aurais conseillé. Mais attention, il est très
important que tu fasses ton DOCTORAT. Dans le
monde actuel, même pour respirer, il faut des
lettres de soutien (...). Je ne vais pas même me
fatiguer à insister auprès de Loli [Lorenzo] et
Méla qu'ils n'abandonnent pas avant d'avoir leur
doctorat. J'aimerais que Méla me le promette.
(
...)
Mélanie, je t'ai toujours dit que tu étais la
meilleure, bien meilleure que moi, une sorte de
meilleure version de ce que j'aurais voulu être.
C'est pourquoi, avec l'expérience que j'ai
accumulé dans ma vie et dans la perspective que
donne le monde vu à distance, je te demande, mon
amour, que tu te prépares à arriver au sommet.
A mon Lorenzo, mon Loli Pop, mon ange de
lumière, mon roi des eaux bleues, mon chief
musician qui me chante et m'enchante, au maître
de mon coeur, je veux dire que depuis qu'il est
né jusqu'à aujourd'hui, il a été ma source de
joies. Tout ce qui vient de lui est du baume
pour mon coeur, tout me réconforte, tout
m'apaise, tout me donne plaisir et placidité
(...). J'ai enfin pu entendre sa voix, plusieurs
fois cette année. J'en ai tremblé d'émotion.
C'est mon Loli, la voix de mon enfant, mais il y
a déjà un autre homme sur cette voix d'enfant.
Un enrouement d'homme-homme, comme celle de mon
papa (…). L'autre jour, j'ai découpé une photo
dans un journal arrivé par hasard. C'est une
propagande pour un parfum de Carolina Herrera «
212 Sexy men ». On y voit un jeune homme et je
me suis dit : mon Lorenzo doit être comme ça. Et
je l'ai gardé.
La vie est devant eux, qu'ils cherchent à
arriver le plus haut. Etudier est grandir : non
seulement par ce qu'on apprend
intellectuellement, mais aussi par l'expérience
humaine, les proches qui alimentent
émotionnellement pour avoir chaque jour un plus
grand contrôle sur soi, et spirituellement pour
modeler un plus grand caractère de service
d'autrui, où l'ego se réduit à su plus minime
expression et où on grandit en humilité et force
morale. L'un va avec l'autre. C'est cela vivre,
grandir pour servir (…).
A mon Sébastien [fils du premier mariage de
Fabrice Delloye], mon petit prince des voyages
astraux et ancestraux. J'ai tant à te dire !
Premièrement, que je ne veux pas partir de ce
monde sans qu'il n'ait la connaissance, la
certitude et la confirmation que ce ne sont pas
deux, mais trois enfants d'âme, que j'ai (…).
Mais avec lui, je devrais dénouer des années de
silence qui me pèsent trop depuis la prise
d'otage. J'ai décidé que ma couleur favorite
était le bleu de ses yeux (…). Si je venais à ne
pas sortir d'ici, je te l'écris pour que tu le
gardes dans ton âme, mon Babon adoré, et pour
que tu comprennes, ce que j'ai compris quand ton
frère et ta s--ur sont nés : je t'ai toujours
aimé comme le fils que tu es et que Dieu m'a
donné. Le reste ne sont que des formalités.
(…) Je sais que Fab a beaucoup souffert à cause
de moi. Mais que sa souffrance soit soulagée en
sachant qu'il a été la source de paix pour moi.
(…) Dis à Fab que sur lui, je m'appuis, sur ses
épaules, je pleure, qu'il est mon soutien pour
continuer à sourire de tristesse, que son amour
me rend forte. Parce qu'il fait face aux
nécessités de mes enfants, je peux cesser de
respirer sans que la vie ne me fasse tant mal.
(…)
A mon
Astrica, tant de choses que je ne sais par où
commencer. Tout d'abord, lui dire que « sa
feuille de vie » m'a sauvé pendant la première
année de prise d'otage, pendant l'année de deuil
de mon papa (…). J'ai besoin de parler avec elle
de tous ces moments, de la prendre dans mes bras
et de pleurer jusqu'à ce que se tarisse le puits
de larmes que j'ai dans mon c--ur. Dans tout ce
que je fais dans la journée, elle est en
référence. Je pense toujours, « ça, je le
faisais avec Astrid quand nous étions enfants »
ou « ça, Astrid le faisait mieux que moi ». (…)
Je l'ai entendu plusieurs fois à la radio. Je
ressens beaucoup d'admiration pour son
expression impeccable, pour la qualité de sa
réflexion, pour la domination de ses émotions,
pour l'élégance de ses sentiments. Je l'entends
et je pense « Je veux être comme ça » (…). Je
m'imagine comment vont Anastasia et Stanis.
Combien cela m'a fait mal qu'ils me prennent
leurs dessins. Le poème d'Anastasia disait « par
un tour du sort, par un tour de magie ou par un
tour de Dieu, en trois années ou trois jours, tu
seras de retour parmi nous ». Le dessin de
Stanis était un sauvetage en hélicoptère, moi
endormie et lui en sauveur.
Mamita, il
y a tant de personnes que je veux remercier de
se souvenir de nous, de ne pas nous avoir
abandonné. Pendant longtemps, nous avons été
comme les lépreux qui enlaidissaient le bal.
Nous, les séquestrés, ne sommes pas une thème «
politiquement correct », cela sonne mieux de
dire qu'il faut être fort face à la guérilla
même s'il faut sacrifier des vies humaines. Face
à cela, le silence. Seul le temps peut ouvrir
les consciences et élever les esprits. Je pense
à la grandeur des Etats-Unis, par exemple. Cette
grandeur n'est pas le fruit de la richesse en
terres, matières premières, etc, mais plutôt le
fruit de la grandeur d'âme des leaders qui ont
modelé la Nation. Quand Lincoln a défendu le
droit à la vie et à la liberté des esclaves
noirs en Amérique, il a aussi affronté beaucoup
de Floridas et Praderas [municipalités demandées
par les FARC pour la zone démilitarisée].
Beaucoup d'intérêts économiques et politiques
qui considéraient être supérieurs à la vie et à
la liberté d'une poignée de noirs. Mais Lincoln
a gagné et il reste imprimé sur le collectif de
cette nation, la priorité de la vie de l'être
humain sur quelque autre type d'intérêt.
En
Colombie, nous devons encore penser à notre
origine, à qui nous sommes et où nous voulons
aller. Moi, j'aspire à ce qu'un jour, nous ayons
la soif de grandeur qui fait surgir les peuples
du néant pour atteindre le soleil. Quand nous ne
serons inconditionnels face à la défense de la
vie et de la liberté des nôtres, c'est-à-dire,
quand nous serons moins individualistes et plus
solidaires, moins indifférents et plus engagés,
moins intolérants et plus compatissants. Alors,
ce jour-là, nous serons la grande nation que
nous voulons tous être. Cette grandeur est là
endormie dans les c--urs. Mais les c--urs se
sont endurcis et pèsent tant qu'ils ne nous
permettent pas des sentiments élevés.
Mais il y a beaucoup de personnes que je
voudrais remercier car ils ont contribué à
réveiller les esprits et à faire grandir la
Colombie. Je ne peux pas tous les mentionner
[elle cite alors l'ex président Lopez et « en
général, tous les ex présidents libéraux »,
Hernan Echevarria, les familles des députés du
Valle, Monseigneur Castro et le Père Echeverri].
Mamita,
hélas, ils viennent demander les lettres. Je ne
vais pas pouvoir écrire tout ce que je veux. A
Piedad et à Chavez, toute, toute mon affection
et mon admiration. Nos vies sont là, dans leur
c--ur, que je sais grand et valeureux. [elle
dédie alors un paragraphe de remerciements à
Chavez, Alvaro Leyva, Lucho Garzon [ancien maire
de Bogota] et Gustavo Petro, puis mentionne des
journalistes].
Mon c--ur appartient aussi à la France (…).
Quand la nuit était la plus obscure, la France a
été le phare. Quand il était mal vu de demander
notre liberté, la France ne s'est pas tue. Quand
ils ont accusé nos familles de faire du mal à la
Colombie, la France les a soutenu et consolé.
Je ne pourrais pas croire qu'il est possible de
se libérer un jour d'ici, si je ne connaissais
pas l'histoire de la France et de son peuple.
J'ai demandé à Dieu qu'il me recouvre de la même
force que celle avec laquelle la France a su
supporter l'adversité, pour me sentir plus digne
d'être comptée parmi ses enfants. J'aime la
France de toute mon âme, les voix de mon être
cherchent à se nourrir des composants de son
caractère national, elle qui cherche toujours à
se guider par principes et non par intérêts.
J'aime la France avec mon c--ur, car j'admire la
capacité de mobilisation d'un peuple qui, comme
disait Camus, sait que vivre, c'est s'engager.
(…) Toutes ces années ont été terribles mais je
ne crois pas que je pourrais être encore vivante
sans l'engagement qu'ils nous ont apporté à nous
tous qui ici, vivons comme des morts.
(...) Je sais que ce que nous vivons est plein
d'inconnues, mais l'histoire a ses temps propres
de maturation et le président Sarkozy est sur le
Méridien de l'Histoire. Avec le président
Chavez, le président Bush et la solidarité de
tout le continent, nous pourrions assister à un
miracle.
Durant plusieurs années, j'ai pensé que tant que
j'étais vivante, tant que je continuerai à
respirer, je dois continuer à héberger l'espoir.
Je n'ai plus les mêmes forces, cela m'est très
difficile de continuer à croire, mais je
voudrais qu'ils ressentent que ce qu'ils ont
faire pour nous, fait la différence. Nous nous
sommes sentis des êtres humains (...).
Mamita, j'aurais plus de choses à dire.
T'expliquer que cela fait longtemps que je n'ai
pas de nouvelles de Clara et de son bébé (…).
Bon, Mamita, que Dieu nous vienne en aide, nous
guide, nous donne la patience et nous recouvre.
Pour toujours et à jamais.» |