Jacques de Guillebon est journaliste et écrivain, il travaille notamment pour le magazine Causeur .L'ecrivain montre comment le chanteur de la zone et des mobylettes s'est changé, comme la classe moyenne, en écolo roulant en 4X4. Avant de tout arrêter, les prolos et les bobos. Source

L'avantage du chanteur Renaud, c'est que lorsqu'il jette son dévolu sur une sous-culture, on peut être sûr qu'elle est déjà en train de mourir. Ce n'est pas tant le ringardisme congénital de l'amoureux de Rita qui veut ça, mais plutôt sa nostalgie, sa mélancolie. Comme les poètes maudits que décrivait Verlaine, Renaud préfère ce qui est vaincu. Bien entendu, ça c'est off, comme disent les journalistes, inconscient comme disent les psychanalystes et les habitués du bistrot qui causent souvent le même langage. Mais les Poulbot de Montmartre, les marlous, les blousons noirs, les rockeux, les «J'm'appelle Slimane et j'ai 15 ans, j'vis chez mes vieux à la Courneuve», le fils de prof les aura toujours chanté avant qu'ils ne disparaissent. Aussi, je me souviens avoir ressenti une pulsion de jouissance quand notre alcoolique préféré depuis la mort de Blondin s'est mis à chanter les bobos en 2006. Ça voulait dire quoi? Ça voulait dire qu'ils étaient morts, qu'ils avaient déjà perdus, les pauvres. Et en effet, deux ans après, c'était la crise, qui les a décimés, même si personne ne s'en est encore aperçu. Je parle d'un temps que les enfants de moins de dix ans n'ont pas connu: le début des années 2000, la croissance, Jospin, l'altermondialisme, José Bové, la quinzaine anti-Le Pen, cette «shame pride» chère à Philippe Muray, la deuxième intifada, bref, la belle vie. Du moins à Paris. Les bobos avaient alors la vingtaine, la vie leur souriait, et ils n'auraient laissé dire à personne que ce n'était pas le plus bel âge de la vie. Ils venaient d'élire en chœur Delanoë, Paris leur appartenait. De squat d'artiste en free party, ils étaient libres et aisés. Leurs parents profs leur avaient naturellement appris qu'on était de gauche. La vie était simple comme un week end de printemps, en Normandie, avec des potes dans une mégane.

Mais les bobos ont grandi, comme tout le monde, et ils ont commencé à faire du fric. Comme la première syllabe de leur nom l'indique, ils n'ont jamais été révolutionnaires, et c'est peut-être ce qui a séduit notre Renaud national. Le mec qui se déguisait en Gavroche en 1975 avait anticipé les codes, comme on dit, de la nouvelle bourgeoisie, qui veut du typique malgré son salon refabriqué par Starck. Maintenant, ils vivent à Shanghaï, à Londres, à Sydney ou à New York. Ils ont accompagné le grand mouvement du progrès, c'est-à-dire cette sombre loi énoncée par Don Salluste selon laquelle les riches, c'est fait pour être très riches, et les pauvres très pauvres. Paris est resté et Renaud avec lui. Et ils sont grosjean comme devant, ivrognes, perdus. Parfois ils ouvrent les yeux et cherchent en tâtonnant la vie.

Renaud chanteur populaire? Bien sûr, mais au peuple ce qu'est la morphine au patient des soins palliatifs. La France a chu pendant qu'elle l'écoutait, et elle avait raison, il parlait d'elle. Mais il parlait de celle qu'elle était avant-hier systématiquement, et elle ne s'en est pas aperçu. Après tout, peut-on reprocher à une vieille dame d'aimer qu'on lui rappelle qu'elle fut une jeune grisette? La classe moyenne française est un canard sans tête qui continue de courir, et Renaud son électro-encéphalogramme, ce truc qui continue de bouger alors que le patient est déjà mort.

Renaud