Renaud
a trouvé le titre et écrit la préface.
Fonds
de Tiroirs (Pierre Desproges), Le Seuil avril 1990 , parution posthume (mais vous l'aurez compris
tous seuls...)
Quand Pierre apprenait à Renaud:
Le Golf
Pierre Desproges fut un des premiers à m'initier aux joies du golf. En échange, je lui avais promis de l'emmener un jour à la pêche. C'est raté. Les brochets ont eu du bol... Le bougre eût été capable de m'en sortir un de huit livres au premier lancer. J'ai bien fait un " trou-en-un " moi...
Il m'avait convaincu qu'on pouvait trouver certaines
satisfactions à taper sur une pauvre petite boule de
quatre centimètres de diamètre à l'aide d'un objet
contondant de forme bizarre, genre béquille, objet
tiré d'un gros sac bien lourd porté par un ami
silencieux, admiratif et à bout de souffle, et que
la difficulté majeure de ce geste élégant était
d'éviter de taper dans la grosse boule de douze
mille kilomètres de diamètre posée sous la petite.
Souvent il m'affirmait qu'à certaines heures sur
certains greens il y avait une si faible proportion
d'êtres humains par rapport au reste de la planète
que le taux d'imbéciles au mètre carré devenait
presque supportable. De mon côté, quoique je
déplorasse que les hordes populacières fussent, pour
des raisons économiques, privées de ce noble sport,
j'assumais, avec lunettes noires, cagoule et nom
d'emprunt le réel plaisir de marcher près de lui sur
le gazon tendre à la recherche de la petite balle
perdue. Le mépris du con-de-riche me regardant jouer
m'affectait à peu près aussi peu que l'ironie du
con-de-pauvre croisé plus tard au bistrot du coin,
mes clubs sous le bras.
C'est à dire à peine quelques semaines...
Cela le faisait beaucoup rire... Un peu comme
lorsque ayant craqué sur sa belle et grosse
Mercedes, je lui fis remarquer que mon éducation
marxisto-huguenote m'interdisait à jamais de
m'offrir un tel véhicule quand bien même pourrais-je
acheter l'usine.
Aujourd'hui je roule en Cadillac et vais peut-être
me mettre au polo...
Mais je m'égare...
N'allez pas, je vous prie, prendre ce préambule
anecdotique pour une façon dissimulée de clamer : "
Moi j'étais pote avec Desproges tralalèreu, la
preuve : on partageait les mêmes trous ! "
Quoique... Vous savez comme moi que l'on tombe
facilement dans ce travers consistant à oublier le
nom de famille de ceux que nous aimions pour ne plus
parler d'eux, disparus, qu'à grands renforts de "
mon ami Pierre... Michel me disait que..., et ce
brave Georges, etc. ". Ceci afin de faire accroire
que nous étions des proches et qu'ils nous aimaient
en retour. Mais quitte à être soupçonné d'y tomber
le premier, je ne vois pas en vertu de quelle pudeur
injustifié j'irais cacher l'immense bonheur que j'ai
éprouvé ces dernières années, et aujourd'hui encore,
à avoir été l'ami de Pierre.
- de Pierre ?...
- Desproges, enfin ! Suivez !
- Ah oui...
Mais je suis injuste. Peut-être ce travers est-il
avant tout une façon maladroite de dire : " Si
j'avais su que je l'aimais tant je l'aurais aimé
davantage. " Quoi qu'il en soit, si Desproges reste
plus que jamais vivant (les étoiles, même éteintes,
continuent parfois de briller pour des siècles*)
[*Putain c'est beau ! On dirait du Frédéric
Mitterrand], Pierre lui, pour quelques-uns, nous a
bel et bien quitté. Et c'est très chiant (sauf
peut-être pour les brochets, je sais je l'ai déjà
dit...). Mais, tout bien réfléchi, ayant aimé
l'homme autant que l'artiste (et puis son épouse et
ses chiens, sa Mercedes et ses filles et son vin),
je continuerai donc à l'appeler Pierre Desproges.
Il est malgré tout étonnant de constater au passage
qu'il n'est pas toujours de bon ton d'appeler les
morts par leur petit nom. Ainsi Ceausescu liquidé
(et je suis poli), n'entendîmes-nous quasiment
personne, fût-ce par snobisme, parler de " son ami
Nicolae ". Pareil pour Khomeyni, Hitler ou Staline.
Même Christine Ockrent qui est sûrement aussi
incapable que moi de vous donner le prénom de l'Imam
disparu, même Le Pen ou Marchais, quelles qu'aient
pu être leurs relations avec Adolf ou Joseph, ne
s'aventurent pas à de telles familiarités. Les
journalistes préféreront toujours appeler le " tyran
sanguinaire " celui que huit jours plus tôt ils
appelaient le " président Ceausescu ". Quand aux
hommes politiques, de toute façon, ils ne nous
parlent plus que de De Gaulle. Pierre Desproges
d'ailleurs, s'il avait écrit que " tous les
imbéciles s'appellent François ", ce qui me mettait
en rogne, n'était, lui non plus, pas insensible aux
charmes de Charles. Ce qui m'agaçait
prodigieusement.
Vous ai-je dit que Pierre Desproges prenait parfois
un malin plaisir à m'agacer prodigieusement ? Un
jour il écrivit un éloge de la tomate et, une
jubilation sans pareil illuminant son visage poupin,
il se mit en devoir de me lire à haut et
intelligible voix ce merveilleux petit texte. Le
félon connaissait mon aversion, que dis-je, ma haine
farouche pour ce légume ignoble aux senteurs
déplacées, à la texture veule et à la robe brillant
d'un rouge sournois-limite stalinien. J'eus beau
chercher dans l'endive aux blancheurs délicates des
vertus comparables des vertus comparables, voire
supérieures à celles qu'il attribuait si
généreusement à sa tomate de merde, je dus bien vite
m'avouer vaincu. Le soir même je croqua dans une
tomate et je vomissa.
Mais je digresse...
Revenons à nos prénoms car je me demande
soudainement comment ceux qui me détestent
aujourd'hui m'appelleront demain (si d'aventure le
rhume que je traîne s'avérait bien être le cancer du
nez que je redoute) : Nono ? l'Asticot ? Monsieur Séchan ? le Verlaine du Verlan ? Bah... Qu'importe !
J'aurai, je suppose, d'autres chats à fouetter. S'il
y a là-haut des rivières, des terrains de golf et
des bistrots où retrouver Desproges et Vialatte,
Brassens et Fallet, Coluche et Reiser, l'éternité
promet d'être douce... Même si, pendant ce temps, ma
jolie veuve fouille dans mes tiroirs à la recherche
de trésors qui n'existent pas.
Et c'est là que je voulais en venir...
Hélène Desproges a eu cette lumineuse et légitime
idée, et, pour notre plus grand bonheur, les fonds
de tiroir de l'ami Pierrot recelaient des trésors
qu'il eut été dommage, voire injuste de ne pas nous
livrer, classés ainsi par ordre alphabétique, parce
qu'il aimait bien quand c'était bien rangé...
Te souviens-tu, Hélène, lorsque, il y a quelques
mois, vivante chanson de Brassens, buvant chez vous
son bordeaux 61 en te caressant négligemment et en
papotant avec les chiens, ou le contraire plutôt, tu
me fit part de ce projet ? Je te répondis, badin,
que tu n'aurais qu'à appeler ça " Fonds de Tiroir "
afin de couper court aux critiques éventuelles des
esprits grincheux et de préciser l'origine de ces
écrits. Aurais-je pu imaginer, à l'époque, que ces
tiroirs s'avéraient être de tels écrins quand tant
d'ouvrages de dessus de table mériteraient juste
d'en caler les pieds ?
Aussi, outre l'indicible honneur que tu m'accordes
en me proposant de préfacer le " dernier (hélas !)
Desproges ", je ne te cacherai pas que j'éprouve, ce
soir, et si je dis " ce soir " c'est juste pour
faire joli car midi sonne à ma montre (ou sonnent à
ma montre, s'il était là, le bougre, il me
conseillerait), j'éprouve, disais-je,
l'inconfortable sentiment d'avoir fait preuve d'une
audace à la limite de la prétention en ayant accepté
de confier à ma frêle et malhabile plume l'insigne
mission de rendre à la sienne, flamboyante et
acidulée, l'hommage qu'elle mérite, si je veux je
fais des phrases encore plus longues...
Fort heureusement, la certitude que d'aucuns partagent ce sentiment m'énerve suffisamment pour que, nonobstant cette modestie naturelle et cette humilité, dont je me demande moi-même parfois si elle est feinte ou non, je m'attelle aussitôt à la tâche, si ce n'est avec talent, du moins avec cœur, et à défaut d'avoir la garantie de voir cette préface agréée par le club des amis de Monsieur Cyclopède, du moins avec l'ambition que se dessine, à sa lecture, un sourire de satisfaction sous tes lunettes Hélène. Car Hélène a des lunettes mais elle est jolie quand même...