Novembre 2010, Renaud publie l'intégrale de son œuvre en vinyle
et sort une nouvelle compilation,
LE PLEIN DE SUPER. "
L'occasion
de faire parler de moi, de relancer ma carrière"
explique-t-il dans
Serge
(n°2, décembre 2010-Janvier 2011)... L'opportunité surtout de se
pencher
sa Louise Colet à lui, *², celle qui lui inspira ses
plus belles chansons, l'imprimant dans l'imaginaire des
Français.
« T’es la seule gonzesse que
j’peux t’nir dans mes bras/ Sans m’démettre une épaule, sans
plier sous ton poids » chantait-il dans
Morgane de toi, une ode
à celle qui verrait son prénom briller dans le ciel des muses
légendaires de la chanson, aux côtés de Brigitte Bardot, de
Juliette Gréco ou de Jane Birkin.
Pendue au cou de son père, dans une salopette en blue-jean, elle
porte un t-shirt à rayures rouges. Le flou du cliché embue son
visage, mais on devine une couette dans sa chevelure brune. Quel
âge a-t-elle? Deux ans, peut-être moins. Un détail saute aux
yeux : elle est sans chaussures.
Vêtu d’un blouson en denim, les manches retroussées, il marche
pieds nus dans un pantalon de toile blanc. Portant sa fille du
bras gauche, il tient de la main droite sa guitare électrique
sous laquelle pend, clin d’œil pour initiés, une paire de
mini-santiags, ces bottes naguère évoquées quand, sentant
l’instinct paternel naître et se développer en lui, il adressait
quelques couplets à l’enfant de ses rêves : “Dans
un coin de ma tête/ Y a déjà ton trousseau:/ Un jean, une
mobylette/ Une paire de Santiago” (Chanson
pour Pierrot).
On dirait une photo volée. La luminosité du jour suggère le
printemps. Dernière précision, ils portent le même t-shirt à
rayures rouges.
Nous sommes en septembre 1983. La France découvre Lolita Séchan,
fille du chanteur Renaud et de son épouse Dominique. La photo
illustre l’album
MORGANE DE TOI,
son nouveau 33 tours enregistré à Los Angeles - qui ferait de
l’artiste une figure majeure des années Mitterrand. Cette
pochette résume l’univers rénaldien, alors en pleine mutation,
mais conforme à ses idéaux. Le béton, la banlieue, la verdure
d’un fourré, tignasse et poignet de force, tatouage en avant… La
dégaine rebelle quoi, même si le paladin a remplacé son
inamovible perfecto, celui du desesperado, par un blouson en
blue-jean dont l’aspect moins “dur à cuir” renforce toutefois
l’écorce faubourienne. D’ailleurs, dès la chanson d’ouverture (
Dès
que le vent soufflera), l’auteur délaisse son image de
loubard pour enfiler le costume du corsaire qui s’en va larguer
les amarres : “
J’ai troqué mes
santiags/ Et mon cuir un peu zone/ Contre une paire de Docksides/
Et un vieux ciré jaune”.
Son univers était jusque là de bitume, de bistrots balayés par
des néons blafards. L’arrivée d’un mouflet va affiner son
écriture, enrichir son inspiration et lui fournir de nouveaux
leitmotivs tamisés de halos apaisants.
- Et si c’était une fille ?, lui dit un jour Coluche.
Une fille ? Renaud n’y avait jamais pensé. Mais bien sûr ! Si
c’était une fille. Lolita naît en août 1980, et devient la
filleule du clown préféré des Français. Trente années et six
albums plus tard, elle aura été, chose unique, l’initiatrice
d’une quinzaine de chansons dont certaines, fait notoire, sont
parmi les plus belles des trois dernières décennies.
C’est en 1979 que le chanteur confesse pour la première fois son
désir d’enfanter (“J’aim’rais
bien, un d’ces jours/ Lui coller un marmot/ Ah ouais, un vrai,
qui chiale et tout…”, Ma
gonzesse) ; aveu confirmé dans sa supplique à Pierrot (“Allez
viens mon Pierrot,/ J’t’ai trouvé une maman:/ Tous les trois, ça
s’ra bien/ Allez viens, je t’attends”). Sitôt sa prière
exaucée, Renaud engage son enfant dans son paysage poétique.
Ainsi nous est-elle présentée, en 1981, dans
J’ai râté Télé-foot,
récit d’une soirée lamentable où sa blonde le rappelle à
l’ordre: « Au lieu d’t’aliéner/
Avec cette télé à la con/ T’entends pas qu’ta gosse s’est
réveillée/ Va lui faire chauffer son biberon » ! À partir
de cette injonction, le parisien va s’appliquer à versifier la
relation qu’il entretient avec sa fille. Chroniqueur du
quotidien, Renaud met son existence en refrains. Et Lolita va
prendre dans son répertoire autant d’importance qu’elle en a
dans sa vie.
En qualité de poète, Renaud excelle dans la description des
angoisses et des p’tits bonheurs ordinaires. S’il s’ingénie à
bâtir une œuvre accessible, animée de portraits auxquels chacun
peut s’identifier, “Lola” lui a permis de se mettre en abîme et
de concevoir le profil d’un promoteur à part, pionnier d’une
paternité permissive, certes, mais sans cesse aux aguets. En
1949, Simone de Beauvoir avait fait voler en éclats, au profit
des femmes, des mères et des épouses, les vieux carcans
machistes de la société (cf.
Le
Deuxième Sexe) en revendiquant la liberté de la femme
dans le couple et en affirmant qu’elle n’était pas prédéterminée
à se définir par la maternité. Trente-quatre ans plus tard,
Renaud redora le blason de la figure paternelle en exaltant
l’autorité d’un jeune homme détendu, moderne et attentif, qui
met la main à la pâte, sans jamais hésiter à témoigner son
amour. Bien sûr, Claude Nougaro avait déjà ciselé
Cécile, Aznavour écrit
À ma fille ou Jacques
Brel chanté
Isabelle.
OK, Serge Gainsbourg avait psalmodié S
usch
susch Charlotte avant d’enregistrer, dans des duos
dérangeants, parce qu’impudiques,
Lemon inceste ou
Charlotte for ever. Mais
l’amour d’un père pour sa fille n’avait jamais été porté si
haut. Depuis l’album
MORGANE DE TOI,
dédié à Lolita, la verve de Renaud s’est imposée dans
l’imaginaire des Français. Dès le 4ème vers de la chanson-titre,
son prénom est lâché : «
Lolita, défends-toi, fous-y un coup d’rateau dans l’dos !
» Comment imaginer entrée plus théâtrale ? Un homme qu’on
croyait rangé des bastons exhorte sa fille à la vengeance parce
qu’un «
mariolle » de
quatre ans a voulu lui chiper sa pelle et son seau ! Dans cette
comédie qu’est la vie, l’heure des premiers pas, des premiers
coups de bec, a souvent pour cadre le jardin d’enfants. Hors de
question donc de se laisser «
emmerder » par un «
play-boy des bacs à sable » puisque le respect se gagne
aussi à l’aube des relations humaines.
Morgane de toi est une
incontestable réussite, berceau de vers émouvants dans leur
simplicité, leur vérité : «
Tu
sais ma môme/ Que j’suis morgane de toi » - avec cette
traduction au dos du disque :
(amoureux de toi) pour ceux qui n’auraient pas compris…
Une épître où l’Apache de la chanson admet qu’il s’est assagi,
semblant même accepter l’idée que sa fille puisse un jour être
scolarisée, quand il prévenait, quatre ans auparavant, plus
anarchiste que jamais : «
T’iras
pas à l’école/ J’t’apprendrai les gros mots. » (
Chanson
pour Pierrot). Les gros mots ne sont pas de mise quand il
s’agit de Lolita ! Les couplets qu’elle lui inspire sont taillés
sur mesure. Loin de n’être que des déclarations enflammées, ils
sont chargés d’éducation, de sagesse et de vérité, et répondent
aux questions les plus naïves, autrement dit fondamentales : “
Dis,
Papa, [notons le plaisir que prend le parolier à placer
l’onomatopée au cœur de ses chansons…]
pourquoi des gros dégueulasses/
Font du mal partout”? (
Marchand
d’cailloux); ou bien encore: “
Explique-moi,
Papa/ C’est quand qu’on va où?” (
C’est
quand qu’on va où?). “
Marche
près de moi” lui répond-il, et “
fais
gaffe à [ne] jamais/ Suivre les troupeaux” (
C’est
pas du pipeau), tout en lui précisant: “
Y
aura toujours des Bastille/ À faire tomber, Lolita/ Les hommes
entre eux sont bien pires/ Que les rats” (
Lolito
Lolita).
En narrant leur intimité, des soirées passées sans elle (
Baby
sitting blue) aux caprices de l’adolescence (
Mon
amoureux), sans omettre les premières fâcheries (
Il
pleut), ni l’heure du dépucelage (
Elle
a vu le loup), Renaud a inventé un nouveau personnage :
l’héroïne familière dont on aime avoir des nouvelles en
chansons. Et quand l’épistolaire rumine sa mélancolie, il
dépeint son inspiratrice sous couvert de (sa) nostalgie. “
Ah…
m’asseoir sur un banc/ Cinq minutes avec toi…” (
Mistral
gagnant). Quel chanteur n’aurait pas aimé signer ce
canon-là, sorte de
Yesterday
à la française ? Effrayé par le temps qui passe, tenté par
l’immaturité (“
Marcher sous la
pluie […]/ Sauter dans les flaques […]/ Bousiller nos godasses
et s’marrer”), l’auteur est vite rattrapé par sa volonté
d’inculquer l’essentiel: “
Te
raconter enfin/ Qu’il faut aimer la vie,/ Et l’aimer même si/ Le
temps est assassin.” Et quand, vingt ans plus tard, d’une
voix devenue caverneuse, Renaud évoque le “
joli
temps disparu” des 10 ans de sa fille, il écrit : “
Ton
existence/ À l’évidence/ A embelli la mienne/ Et donné un sens à
ma vie” (
Adieu l’enfance);
mais son spleen le tenaille assez pour qu’il finisse par le
nommer, ce fichu sentiment qui parfois l’emprisonne : “
La
vie brûlait comme aujourd’hui/ Mais sans cette nostalgie”…
Aujourd’hui Lolita Séchan conçoit des livres, vit avec un
chanteur disciple de Georges Brassens et transcrit sur son blog
quelques cocasses tranches de vie. Pour relater par exemple son
aversion du shopping, elle dit en rentrer toujours bredouille,
sauf qu’“
à chaque fois ou
presque, corrige-t-elle,
je craque sur un t-shirt à rayures et je l’achète, alors que
j’en ai déjà 122 000 dans mes armoires!”
Serait-ce le souvenir d’une ancienne photo, quand son paternel
pouvait encore la porter dans ses bras, qui la pousse à cette
dépense compulsive? Les muses non plus ne guérissent pas de leur
enfance…
Renaud
*² Enlevé par l'auteur après un échange avec
une lectrice par forum interposé !