LES ACOLYTES ANONYMES, par
Thomas
Vandenbergue
RENAUD/BÉNABAR
(Note de la Rédaction: En Bleu les réponses de RENAUD, en Vert celles de BENABAR)
À l’heure où ces lignes sont imprimées, Renaud
a vendu un million et quelques exemplaires de son “Boucan d’Enfer” de
nouvel album. Un exorcisme de style intime et dépouillé, émouvant et retors,
à l’image de celui que l’on a longtemps surnommé le chanteur énervé –
même s’il dit ne plus l’être. Presque pas loin derrière, la bête de scène
Bénabar met le feu aux planches, et promet une carrière inspirée par celle
des ses modèles. Il se retrouve aujourd’hui face à l’un d’eux.
Renaud : J’ai écouté ton
disque la première fois il y a six mois et puis là, ils me l’ont renvoyé
pour l’interview. Je l’avais déjà, et je t’avouerais donc que je l’ai
pas réécouté depuis. Donc j’ai un peu oublié tes chansonnettes, tes
petites chansons. Tes belles chansons !! J’aurais dû me replonger dedans
pour l’interview et voilà… C’est ma négligence !
Bénabar : Tout roule.
Réfléchi
[sic] l’un à l’autre par une sorte de charisme naturel, Renaud et Bénabar
vont bien ensemble dans le même décor. Fût-ce celui de la Closerie des Lilas,
une brasserie guindée du quatorzième arrondissement de Paris dans laquelle on
peut croiser, selon la table Pierre Bachelet (gasp !!!) ou Ève Ruggieri
(damned !!). Si Bénabar dit que la verve de Renaud contribue à la liste
de ceux qui l’ont incité à écrire, le second a toujours témoigné d’un
intérêt pour ses contemporains les musiciens, les chanteurs à textes de
talent, délurés ou simplement rock (Noir Désir). Et Dieu qu’à bien des détours
de “Bénabar”, le deuxième album (et premier exposé au public, après le
discrètement sorti “La P’tite Monnaie”), avec ce “gamin qui tombe de vélo”,
ces addictions “au café et à l’odeur du tabac”, et “ces couche-tard
qui croisent les lève-tôt dans les couloirs du métro”, on pouvait parfois
se croire, à quelques éléments de décors près, dans l’univers d’une
chanson de Renaud.
Renaud,
lui, sort d’un long tunnel qu’au terme de plusieurs cures de désintoxication,
il a péniblement réussi à coucher sur bandes. Peines de cœur, alcoolisme,
Renaud en a vu de toutes les couleurs ces dernières années. Il en ressort un
de ses plus beaux albums, pas loin derrière “Mistal Gagnant” ou la noirceur
de “Putain de camion”. Porté par quelques chansons Renaud pur jus (“Je
Vis caché”, “Elle a vu le loup”), “Boucan d’Enfer” est aussi le
disque de chansons d’amour douloureuses proprement magnifiques (“Cœur
perdu”, “Boucan d’Enfer”). Composé sur la base d’un pari avec un
copain (Renaud s’était engagé à lui dicter une chanson en l’improvisant
pour se faire payer un verre, il en est sorti la chanson “Petit pédé”),
cet album contient la chaleur de ses meilleurs moments, et sa verve unique, ce
ton parfois caustique, qui fait de Renaud le plus inimitable des chanteurs français.
Ce n’est pas pour autant qu’avec Bénabar ils n’ont rien trouvé à
partager.
Rédacteur: Bénabar, tu me disais à l’instant combien Renaud est quelqu’un qui a compté pour toi…
Bénabar : Ben quand même, c’est
devenu dur aujourd’hui de penser ses textes en français sans penser à
Renaud. Après, on a des problèmes de culture générale et d'affinités.
Renaud, il fait partie de l’environnement musical pour les plus jeunes
d’entre nous. En tous cas, moi, j’ai vachement écouté parce que je suis
fan depuis longtemps. Mais quand même indépendamment de cela, c’est
quelqu’un dont a priori tu ne peux pas dire qu’il ne t’a pas influencé.
Tout comme Higelin.
Bénabar : Une faculté d’utilise
des mots simples pour avoir des chansons compliquées qui sont d’apparence très
simples. C’est le plus dur : faire mouche au moindre détail, tout en
donnant l’impression à tout le monde que ça a été écrit en trois minutes.
La simplicité, c’est quelque chose de touchant et d’inspirant. Je disais
pas cela en parlant de moi, mais plutôt de mon illustre confrère.
Rédacteur: Il y a une chose amusante : sur son disque, Renaud met en chanson la tristesse que lui inspire le départ de sa femme, et sur celui de Bénabar, il y a cette chanson, “Y’a une fille qui habite chez moi”, où il s’inquiète d’en voir une s’installer chez lui. Renaud, tu sembles regarder les jeunes amoureux avec une certaine nostalgie…
Renaud : Oui, il y a cette
chanson “Mal barrés”, où j’en parle. Moi, je ne fais pas de chansons
d’amour comme un exercice de style. Quand j’en fais une, c’est du vécu.
Donc, ce que j’ai à raconter, c’est mon histoire.
Rédacteur: Justement, ton histoire a été plutôt discrète, ces dernières années. Tu peux nous en parler ?
R. : J’étais au fond du
trou, sans inspiration, en train de me détruire à l’alcool, au tabac et au
chichon. Je n’avais plus de vie sociale ni d’existence artistique. Malgré
tout, dans ces années noires, j’ai fait une tournée de 200 concerts en
formule acoustique avec un piano et une guitare. Sans promotion aucune, donc ni
les journaux, ni les télés, ni les radios n’en ont parlé. Le public était
présent, mais bon.
Rédacteur: Il y a une aigreur par rapport à tout cela, maintenant, quand tu vois le succès que remporte “Boucan d’Enfer” ?
R. Non, pas du tout. J’ai enterré
la hache de guerre avec les médias, avec qui j’étais en guerre pendant des
années. Maintenant, j’essaie surtout de rencontrer des gens gentils. Et si
possible des journalistes qui ont des questions pas trop cons à poser.
Bénabar : Moi ça se passe bien,
mais c’est pas pareil. Comme je suis débutant, je ne suis pas connu, donc les
gens qui me rencontrent sont des gens qui ont bien aimé mon album. Au stade où
en est Renaud, ça n’est plus forcément pareil. Je n’en suis qu’à mon
deuxième album – le premier était très sorti de façon confidentielle
[???]. Donc c’est toujours agréable de raconter à quelqu’un ce que tu fais
pour essayer de toucher du public. Donc moi, je joue le jeu sans problème. Ça
fait partie du boulot. Et je m’arrange avec les attachés de presse de la boîte.
R. : C’est quelle boîte,
en l’occurrence ?
B. : C’est
Zomba/Jive.
R. : Connais pas.
B. : Un indépendant américain
qui fait des trucs énormes genre Britney Spears. Et ils ont ouvert une petite
boîte en France où ils sont vingt. Et c’est grâce à la thune de Britney
Spears que je fais des disques. Moi, ça me va, il faut des gens qui rapportent
le blé, et il faut bien que ça serve à d’autres !
Rédacteur: Renaud, quel est le regard que tu portes sur la chanson française d’aujourd’hui ?
R. : Ça fait presque 25 ans
que l’on pose la question. (Arrghh !!!
Les journalistes qui posent des questions pas trop con !!! – NDR).
Comme si tous les cinq ans, ça évoluait, ça régressait. Il y a toujours
autant de merdes et toujours autant de choses de qualité. Qui ai-je découvert
ces dernières années ? J’ai découvert Mickey 3D, j’ai découvert Bénabar,
Manu Chao (que j’adore), Noir Désir, mais ça fait un sacré moment qu’ils
sont là. Akhénaton aussi, mais ça fait dix ans qu’il est là…
Rédacteur: Tu as été touché par le disque sur lequel des artistes de hip-hop français t’ont rendu hommage ? Ça t’a étonné ?
R. : Bah, j’ai été étonné
qu’ils s’intéressent à mes chansonnettes, et touché parce que c’est un
bel hommage. Après, j’ai été un peu dérouté par la façon dont ils ont
massacré mes mélodies, quoi.
R. : Ah ben totalement, oui !
Il ne reste plus rien de mes chansons, quoi. Il reste le texte quand, pareil, il
n’est pas massacré.
R. : Bien sûr. J’ai toujours dit
que la musique était le véhicule pour mettre en valeur le texte et les mots.
J’essaye de faire ça le mieux possible. Alors des fois c’est un peu rock,
des fois c’est un peu folk, des fois c’est un peu country, mais dans
l’absolu, peu importe…
Rédacteur: Sur “Boucan d’Enfer”, il y a cette chanson, “L’Entarté” où Renaud brosse un portrait pas glorieux de Bernard-Henri Lévy. Bénabar, penses-tu aussi qu’il faut élever une statue à Noël Gaudin ?
Bénabar : Alors moi, pas du tout,
pour tout dire. L’entartrage est une chose qui ne me plaît pas du tout. Une
sorte de terrorisme médiatique qui me déplaît plutôt dans l’idée.
R. : Je trouve aussi. J’ai
souvent dit en interview que je trouvais que c’était une agression très
violente, mais je répète à chaque fois que quand même, qui n’a pas rigolé
en voyant Bill Gates se faire entartrer !??
B. : Là, ça me fait marrer.
Mais au fond, ce qui me gêne, dans l’entartrage, c’est la haine de
l’intellectuel qui, bon… BHL, il est ce qu’il est…
R. : Ce n’est pas la haine
de l’intellectuel, c’est la haine du surpuissant médiatique.
B. : Non mais Bill Gates,
j’approuve, mais dix fois sur BHL, bon… C’est quand même pas le pire.
R. : Ah non, ce n’est pas
l’ennemi le plus redoutable, c’est vrai.
B. : Y’a d’autres
victimes plus pertinentes, je trouve. Jean-Marie Messier, par exemple.
R. : Je suis d’accord. Mais
quand même, quand j’ai vu BHL se faire entartrer au bout de six fois, ça
m’a encore fait rigoler.
Rédacteur: Renaud, dans “Je vis caché”, tu racontes ta haine des mondanités.
R. : C’est parfaitement
sincère. Je fuis les cocktails, les soirées show-biz, les dîners mondains, je
ne connais pas. C’est une chose que j’ai toujours détestée.
B. : Moi je ne suis pas invité
aux mondanités(rires) !
R. : Ça viendra, ça
viendra.
Rédacteur: Quels sont les pièges auxquels on n’échappe pas quand on essaie de s’imposer en tant que chanteur ?
R. : L’étiquetage facile.
J’ai toujours été une bonne cible pour les étiquettes. Chanteur loubard,
chanteur de gauche, chanteur des banlieues… Pour l’instant, Bénabar a échappé
à tout ça. Il reste un chanteur compositeur interprète pas marqué par une
histoire caricaturale.
Rédacteur: Puisque l’on est dans la caricature, tu es toujours le chanteur énervé/énervant que tu disais être ?
R. : Énervé, je pense l’être
de moins en moins. Énervant, j’espère encore l’être à travers quelques
chansonnettes, juste pour énerver quelques nuisibles, mais je suis moins énervé
qu’avant. Avec la cinquantaine, j’ai pris du recul.
R. : Non, c’est juste que
ça m’amuse. Ça permet de rester actif, d’avoir une activité
professionnelle. Si je n’ai pas d’activité, je m’étiole. Et si je m’étiole,
je me détruis.
B. : Je n’y joue pas véritablement
mais c’était sympa car c’est mon frangin qui l’a réalisé. Moi, je viens
d’une famille de cinéma, j’ai beaucoup été stagiaire-régie, ce genre de
trucs donc, bon, ça ne m’attire plus trop. Je ne suis plus du tout branché
par ce business. J’ai justement trouvé dans la chanson quelque chose qui
m’allait. Quelque chose de simple, où il suffit d’être seul avec un piano.
Où après, libre à toi de rajouter des gens. Mais où tu peux te passer de
l’une usine à gaz [???] qu’est le cinéma, qui demande énormément de
pognon, énormément de gens. La chanson, c’est plus de proximité.
B. : J’ai commencé par la
scène avant même d’avoir une maison de disques. J’avais déjà fait 300
concerts avant de signer. C’est l’avantage de notre métier : pouvoir
faire de la scène sans sortir de disque. À choisir, je prendrais la scène,
c’est sûr. C’est ça mon boulot. Faire des disques, voilà. J’ai fait un
premier disque parce que je voulais aller jouer en province. On m’a fait
comprendre qu’il fallait une carte de visite. Mais ça ne m’était jamais
venu à l’idée avant. C’est sincère, c’est pas de la fausse coquetterie.
R. : Ah oui, c’est…
J’ai deux passions dans ce métier : quand j’écris le mot “fin” en
bas d’une chanson que j’ai réussi à écrire, et quand je suis sur scène
avec le public. C’est magique.
Rédacteur: Jouer les chansons de “Boucan d’Enfer” sur scène s’annonce t il difficile ?
R. : Pour l’instant, je
n’en suis pas là. On n’a pas encore attaqué les répétitions du prochain
spectacle. Le problème, c’est que je vais devoir défendre des chansons qui
correspondent à une période de ma vie qui est un peu révolue, où j’étais
au fond du trou, en dépression. Mais les chansons existent, alors je vais les
chanter. Le bonheur, il est sur scène. La larme d’un gamin de quinze ans au
premier rang, c’est incomparable. Les briquets allumés…
Rédacteur: Dans une chanson de son disque, Renaud parle du bar où il retrouvera les Boris Vian, Coluche, Desproges et Patrick Dewaere pour boire un coup le plus tard possible. Qui y a-t-il, toi Bénabar, dans ton “Bistrot préféré” ?
B. : En premier, je dirais
Claude Sautet, Nino Rota, Mastroianni…
R. : Tous ceux que
j’ai oubliés : Mouloudji, Barbara, Topor…
B. : Mais
combien y’en
a-t-il que j’aurais aimé rencontré [sic] ? J’aurai rêvé de
rencontrer Mitterrand, Gainsbourg… Desproges !
R. : Des gens que j’ai eu
la chance de fréquenter et de connaître. Je m’en sens un peu survivant, de
cette époque, quand je vois l’hécatombe. Je ne parle même pas de Balavoine,
de Michel Berger. Des collègues, des confrères…
B. :Mais tu vois tout de même quelque chose de nouveau pour toi se profiler, non ?
R. : Non. Je vois que
j’avais un public de base, des fidèles. Et je vois que j’en touche
d’autres. C’est bien de conquérir de nouveaux publics au bout de vingt-sept
ans de métier.
R. : Je n’ai fait que des
chansonnettes. À une exception ou deux. Une chanson, c’est “Le temps des
cerises”, qui dure depuis deux siècles, et une chansonnette, c’est “Dès
que le vent soufflera”, qui dure dix ou quinze ans. C’est déjà pas mal. Ma
seule chanson, c’est “Mistral Gagnant”, et encore.
B. : Ça a été en deux
temps. D’abord, quand j’étais môme, des chansons engagées, ou bien “Gérard
Lambert”. Et puis j’ai décroché. Et puis il y a deux ans je me suis racheté
tes disques et j’en ai découvert d’autres. Aujourd’hui, malgré le côté
nostalgique de la chose, j’aime moins les chansons engagées de l’époque.
Je les écoutais le poing levé. Mais franchement, sans utiliser les grands mots
à la con, il y a plus d’une dizaine de chansons qui sont, à mon avis,
majeures. Je le pense sincèrement. Sur “À la belle de mai”, qui est
malheureusement passé discrètement, il y a de super belles chansons. “Le
petit chat est mort”, c’est joli.
R. : “Le petit chat est
mort”, tu connais ça, toi ? Parce que c’est une petite chanson, mais
que j’aime bien.
B. : Typiquement, c’est un
disque que je n’avais pas acheté à sa sortie. Et voilà un titre que j’ai
découvert. D’autres sont aussi complètement passés à côté des yeux du
public, mais je ne suis pas inquiet pour Renaud. Une bonne chanson, ça reste
une bonne chanson. Elles vont encore êtres découvertes !
R. : Non. Pour moi, celui-ci
me semble meilleur que les trois précédents, mais je reste toujours attaché
à “Mistral Gagnant”. Le plus fantaisiste, celui qui contient les meilleures
chansons.
R. : Que Bénabar continue à
nous faire de belles chansons, il ira loin.
B. : Je pense la même chose (rires).
Rocksound, n° Hors/Série
juillet/août/septembre 2002 (Rock français n°6), pp. 46-48.