tête
d'affiche
Absent des studios d'enregistrement depuis bientôt huit
ans, Renaud fait l'événement
en signant un nouvel album magnifique de sensibilité et de poésie. Détruit
par son divorce, tenaillé par la déprime, le chanteur avait sombré dans
l'alcool. Sa créativité était à sec. Alors que le monde du spectacle le
voyait perdu à jamais, le voici qui renaît au public. Avec une verve retrouvée,
il règle ses comptes avec lui-même dans une quinzaine de chansons aux rimes
courageuses.
Tout beau. Tout neuf. Même si les cinquante ans d'une vie tumultueuse ont atteint son physique, Renaud reste beau dans l'âme. Avec sa pochette illustrée par le navigateur Titouan Lamazou, le Renaud nouveau est arrivé. Avec le courage des repentis, il regagne le terrain qui se dérobait sous ses pieds. Ses fans savaient leur idole au plus mal. Ses amis musiciens étaient terrorisés par les conséquences de ses excès d'alcool. Mais aucun d'eux ne voulait laisser croire que le chanteur ne reviendrait plus. Ils ont eu raison. Malgré ses effondrements, ses manques, ses dérives, Renaud est là. Balayée la déconnade arrosée d'alcool. Finies les interminables soirées passées aux tables d'un bistrot. Rangé le pastis. Rebouchonnée la bouteille d'absinthe si gentiment offerte par Le Bel Hubert, son copain chanteur de Sonceboz. Renaud s'est racheté une conduite. Il revient. Il nous revient. Avec les chansons de l'espoir.
Certes, les blessures sont profondes. Elles font encore mal. Mais, derrière les douleurs, ses refrains fleurent bon la flamme de l'artiste. Avec Docteur Renaud, Mister Renard, il s'allonge sur le divan de sa propre psychanalyse. Il fait front à sa déchéance, au gouffre de l'alcool. «Un côté blanc, un côté noir», rime-t-il. C'est Renaud contre Renard, comme Gainsbourg contre Gainsbarre. Le meilleur contre le pire. Le bien contre le mal. Armé d'une bouleversante poésie, il se met à nu. Son public l'attendait, il lui pardonnera tout, pourvu qu'il dise encore les choses de la vie. Avec ses mots, avec nos mots.
Humaniste, Renaud est bouleversant quand il parle des petites gens. Quelle élégance pour exprimer la douleur du tout jeune homosexuel ! Sous sa plume, elle devient belle, la triste et sordide histoire du Petit pédé obligé de quitter son village pour aller fondre sa vie dans l'anonymat de la grande ville. Et comme elle est touchante sa compassion pour le retraité à qui on a volé Mon nain de jardin, laissant entrevoir l'importance du dérisoire.
Renaud ne serait pas Renaud s'il n'égratignait pas la bien pensante société bourgeoise. Sous L'entarté, il se paie trois minutes de bon temps à brocarder avec un humour acéré le philosophe Bernard-Henri Lévy le montrant en cinéaste raté, en Hemingway bosniaque d'opérette et en Jean-Paul Sartre dévalué, refaisant le monde à la terrasse du Café de Flore, un verre de champagne millésimé à la main. S'il a dit adieu au militantisme actif, Renaud reste un véritable combattant politique. Renouvelant sa tristesse à la disparition de François Mitterrand, c'est la complainte de Baltique, le labrador noir du président auquel on avait refusé l'entrée à l'église de Jarnac pour assister aux obsèques de son maître. «Un jour pourtant, je le sais bien / Dieu reconnaîtra les chiens». Plus loin, sa réflexion sur le 11 septembre. L'occasion d'un duo avec Axelle Red dans Manhattan-Kaboul, deux mondes opposant leurs espoirs. Le petit Portoricain qui perd son rêve américain et la petite fille afghane qui ne sera plus jamais esclave des chiens.
Au-delà des belles pages sur la vie des autres, cet album révèle un Renaud frappant désespérément aux portes de l'Amour. Au seul amour que le destin lui a enlevé. Celui qui lui manque si cruellement. Émouvant comme jamais, le chanteur au blouson de cuir plonge dans l'histoire de sa vie récente qui, au-delà de l'alcool, a fait son désespoir. L'histoire de Dominique, «sa gonzesse» qu'il élève aujourd'hui au rang de Femme, mère de sa fille Lolita. Cette femme contrainte d'abandonner le navire pour ne pas sombrer avec son Renaud à la dérive. Avec Cœur perdu, il offre une tribune à sa passion brisée. C'est l'enfer de «la liberté quand elle tombe sur un cœur prisonnier. C'est parce qu'il dit que «jamais je n'arrêterai de t'aimer» que Renaud a tout arrêté. De rouler sa bosse, de fréquenter «les bars à matelots, rue de la Soif», de répondre aux journaleux idiots, de croire aux idéaux politiques. Dans sa quête de l'improbable retour de sa femme, le poète est admirable. Comment rester insensible aux rimes de Boucan d'enfer lorsqu'elles révèlent «Mon cœur ressemble à Tchernobyl / Et ma vie à Hiroshima / Pourtant y'a bien pire que mourir / Y'a vivre sans toi»? Peut-on imaginer que, à l'autre bout de la phrase, celle à qui ces mots s'adressent ne court pas rejoindre celui qui les prononce?
Comme un coup de chapeau à ceux qui ont forgé son existence, dans Mon bistrot préféré, le chanteur rencontre la chanson de Frehel côtoyant la poésie de Verlaine, Rimbaud et Villon. Boris Vian, Coluche, Desproges et Reiser sont à la table de Maupassant et Bruant. Une galerie d'artistes essentiels d'où la femme est absente. Mais, soudain courtois, Renaud s'en excuse dans une belle pirouette, affirmant que «les potes savent aussi bien qu'elles ce qu'est l'amour». Parfois rock, parfois musette, les musiques de Jean-Pierre Bucolo semblent presque déranger la poésie sensible de Renaud. Parce qu'il est un écorché vif, mais plus encore parce qu'il sort d'une expérience de vie douloureuse, Renaud livre ici son plus authentique message d'amour. Depuis le père Brassens, le grand Jacques, Léo Ferré, Gainsbarre et Barbara, la chanson française ne pouvait plus guère compter que sur Renaud! Merci de son quatorzième album Boucan d'enfer. JACQUES SCHMITT
© Dimanche.ch;
2002-05-19; Seite 51; Nummer 20