L’amour ?
Renaud, d’abord seul, avachi, plusieurs années durant, tel une épave sur une
banquette de cuir d’une brasserie de luxe montparnassienne, puis publiquement,
a longuement répandu d’inconsolables larmes sur son amour enfui. Le chanteur,
habituellement pudique, n’a en effet pas hésité à déverser sans retenue
ses peines de cœur à un public ému devant la déchéance amoureuse d’une
vedette à l’apparence si solide, à la réalité si fragile. Ce sont en fait
trop de relations affectives envolées, brouillées, défigurées, qui ont
profondément meurtri un Renaud venant dès lors à concevoir toute chanson –
mais aussi toute entrevue médiatique, et même tout concert – comme un
moyen curatif original amené à le délivrer d’un lancinant état dépressif.
La
raison principale du mal-être du chanteur fut le choix de sa femme, Dominique,
de claqu[er] la porte (Boucan d’enfer), après vingt ans
de vie commune. Le départ de celle que Renaud appelait sa gonzesse dans
l’une des chansons d’amour les plus singulières qu’un auteur ait couché
sur papier (Ma gonzesse ) a grandement accentué sa descente dans
l’enfer de l’alcool et de la dépression. Mais « il fallait, dira le
chanteur, qu’elle sauve sa peau de mes folies, de mon désespoir chronique, de
mes paranoïas, de mon hypocondrie, de ma peur de la vie…et de la mort. ».
La focalisation de Renaud sur son bel amour, sa Domino (Docteur
Renaud, Mister Renard) l’a longtemps empêché de tourner une page qu’il
aurait tant aimé continuer d’écrire. Le chanteur a mélancoliquement résumé
cette impossible désunion dans le troisième simple de Boucan d’enfer :
La liberté c’est l’enfer
Quand elle tombe sur un cœur
Prisonnier
Enchaîné comme aux galères
Au cœur de son âme sœur
De sa moitié
Les chaînes se sont brisées
Et mon cœur n’appartient plus
A personne
A quarante bien sonnés
J’ai peur qu’il ne soit perdu
A jamais.
Cœur perdu
La
trajectoire amoureuse de Renaud – comme celle de tant d’anonymes au cœur
brisé – l’a alors conduit dans des ténèbres d’où il ne faisait
que survivre :
J’ai plus qu’une envie c’est mourir
Mais ça s’fait pas
Mon cœur ressemble à Tchernobyl
Et ma vie à Hiroshima
Pourtant y a bien pire que mourir
Y’a vivre sans toi
Boucan d’enfer
Cette
déchéance, Renaud l’évoquait déjà il y a plus de vingt ans. A travers
l’une des chansons les plus appréciées de son fidèle public, il contait les
déboires amoureux d’un jeune homme, dénommé Manu, à qui il tentait
vainement de redonner goût à la vie. Renaud, un Manu alors vieilli mais
tout aussi meurtri :
Eh ! Manu rentre chez toi
Y’a des larmes plein ta bière
Le bistrot va fermer
Pi tu gonfles la taulière
J’croyais qu’un mec en cuir
Ça pouvait pas chialer
J’pensais même que souffrir
Ça pouvait pas t’arriver
J’oubliais qu’tes tatouages
Et ta lame de couteau
C’est surtout un blindage
Pour ton cœur d’artichaut
Eh ! déconne pas Manu
Va pas t’tailler les veines
Une gonzesse de perdue
C’est dix copains qui r’viennent
Manu
Son autre grand amour, paternel celui-là, le chanteur le vit avec – et
le voue à – sa fille Lolita, née un jour d’août 1980. Pour elle,
Renaud a écrit des chansons où la pure tendresse n’a d’égale que l’envoûtante
poésie (Morgane de toi, Mistral gagnant], Il pleut , Elle a vu
le loup …). A travers ses nombreuses odes à celle qu’il considère être
sa muse, Renaud a façonné l’une des plus belles histoires d’amour fou
d’un père pour son enfant qu’il a été donné d’entendre. « Comment
veux-tu, dira-t-il dans R.R.N., ne pas être émerveillé devant tant
d’innocence, de beauté, de fragilité, tant de bonheur qui émanent d’une
petite fille qui sourit, une petite fille bien en plus, qui est loin d’être
con, qui est vive, intelligente, dynamique, et qui est belle en plus. C’est
obligé que ça vous inspire des mots jolis ». Sans dévoiler le secret
d’une relation aussi vive que réciproque, sans jamais donner publiquement en
pâture la vie intime de sa protégée, Renaud a attendri un large public par
l’affection immense d’un homme simple jouissant du bonheur d’être père :
Lola
J’suis qu’un fantôme quand tu vas où j’suis pas
Tu sais ma môme que j’suis morgane de toi
Morgane de toi
Mais
depuis vingt-trois ans, Renaud souffre également auprès de sa fille.
Souffrance de voir son enfant grandir ; souffrance de devoir accepter la
trop rapide succession d’années cruelles qui ont fait devenir son tout-petit
adolescente, puis, aujourd’hui, adulte. Le chanteur a toujours eu une vive
nostalgie de l’enfance, la sienne tout d’abord, qu’il décrit douce
comme le miel (Mon paradis perdu, 2002). Outre le départ de sa
femme, parmi les causes premières à l’origine de son état dépressif,
Renaud insiste sur « la nostalgie de [s]on enfance envolée qui ne
reviendra plus » (R.R.N.). Le chanteur n’a jamais accepté non
pas tant de vieillir, mais de grandir, de s’éloigner chaque jour un peu plus
du règne de l’innocente enfance. Cette innocence, idéalisée et déifiée,
Renaud l’avait retrouvée auprès de sa fille et aurait souhaité la prolonger
avec d’autres enfants que sa femme n’a pas voulus. Aussi subit-il
quotidiennement les blessures d’une double mélancolie : celle de son
enfance, déjà lointaine mais toujours vive, et dorénavant celle de Lolita, à
laquelle il se raccroche d’autant plus désespérément qu’elle s’évanouit,
elle aussi. C’est ce que retranscrit bellement une chanson inédite, Mon
paradis perdu (2002) :
Mon paradis perdu c’est mon enfance
A jamais envolé, si loin déjà
La mélancolie s’acharne, quelle souffrance
J’ai eu dix ans, je n’les ai plus, et je n’en reviens pas.
Les souvenirs s’estompent et le temps passe
La vie s’écoule, la vie s’enfuit, et c’est comme ça
Léo a dit « avec le temps, va, tout s’efface »
Sauf la nostalgie qui sera toujours là.
[…]
Mon paradis perdu c’est l’innocence
Que je retrouve en toi
Mon enfant ma Lolita
Un
autre amour, plus singulier, plus irrationnel, envoûte, aujourd’hui encore,
Renaud : c’est celui qu’il voue à François Mitterrand. Le chanteur n’a
jamais caché – et même très souvent rappelé – les liens, politiques
mais surtout affectueux, qui l’ont lié à l’ancien Président.
Politiquement, après avoir voté pour le candidat Mitterrand au second tour de
l’élection présidentielle de 1981, Renaud, au travers d’une pleine page
achetée dans le quotidien Le Matin, adjura, avec ses mots à lui (« Tonton,
laisse pas béton »), François Mitterrand à se représenter à l’élection
de 1988. Cette prise de position publique était revendiquée par le « Mouvement
individuel, énervant et indépendant pour la réélection de François
Mitterrand ». Choix compréhensible et surprenant. Compréhensible, car,
comme nous l’avons souligné, Renaud a toujours pensé que la gauche ne
pouvait faire que mieux qu’une droite revenue, par exemple, au pouvoir sous
son visage le plus inflexible de 1986 à 1988. Compréhensible aussi car
certaines des décisions politiques prises par les socialistes sous le premier
septennat de François Mitterrand avaient été fortement appréciées par le
chanteur, à l’instar de la mise en oeuvre d’une politique plus sociale que
celle pratiquée par les gouvernements de droite précédents, d’une politique
culturelle plus développée ou du choix volontariste du nouveau président de
libéraliser la société – les ondes, par exemple, dès 1981. Mais s’il ne
devait citer qu’une décision de l’ère mitterrandienne qui, à elle seule,
justifierait la voix qu’il a accordée aux socialistes, Renaud mentionnerait
assurément l’abolition de la peine de mort, qu’il prôna dès ses premiers
textes.
Mais
choix surprenant aussi car, comme nous l’avons vu, Renaud s’est clairement
opposé aux principales orientations politiques, économiques et géopolitiques
des socialistes, particulièrement après 1983. Ces critiques ne feront que
s’amplifier au cours du second septennat de François Mitterrand,
principalement à l’occasion des célébrations du bicentenaire de la Révolution
française, en 1989, et lors de la guerre du Golfe, en 1991.
Et
pourtant. Pourtant, Renaud aime à insister sur la fascination qui l’habitait
– et continue de l’habituer ‑ pour l’homme François
Mitterrand. Au-delà de ses critiques politiques, le chanteur ressentait pour
l’ancien président – qu’il rencontra une quinzaine de fois – un réel
amour, un envoûtement qui n’a, pour partie, guère d’explication
rationnelle. Au lendemain de la mort de l’ancien chef de l’Etat, Renaud précisera :
« L’amour étant quelque chose de totalement irrationnel, je ne vais sûrement
pas me fatiguer à me justifier de l’affection que je portais à ce petit
bonhomme ».
Ce
que le chanteur appréciait avant tout chez celui qu’il aimait tant appeler Tonton,
c’était son humanisme, son esprit, ses qualités d’homme de culture, de
lettres, « son amour des livres ». « Vous savez qu’un homme
qui aimait tellement les livres n’a forcément été guidé que par le désir
d’y trouver un rempart à l’ignorance, à la barbarie, une source inépuisable
de mots, d’idées et de sentiments qui mènent l’homme à un degré supérieur
de conscience dans sa recherche de la beauté, de la vérité et de la justice.
Moi c’est pour ça que je l’ai soutenu », écrit-il ainsi, les yeux
humides, dans une chronique parue au lendemain du décès de l’ancien Président.
Prévenez-moi lorsque quelqu’un
Aimera un homme comme moi
Comme j’ai aimé cet humain
Que je pleure tout autant que toi
Baltique
François
Mitterrand est mort, et personne, dans le cœur – humain et politique –
de Renaud, ne l’a remplacé. Sa fille a grandi et lui fait chaque jour un peu
plus prendre conscience des années qui s’écoulent inexorablement. Sa femme a
déserté le domicile conjugal, brisant définitivement une union que Renaud
n’avait jamais imaginée autrement qu’éternelle. Cette dernière
meurtrissure lui ferait même douter des bienfaits de l’amour. S’il
s’efforce encore un peu d’y croire, il ne parie dorénavant plus sur le
couple pour le porter ad vitam aeternam :
L’affaire
de quelques jours
Mal
barrés
Une
rupture sentimentale est passée par là et le chanteur en tire des conclusions
générales.
C’est
en cela que Renaud est unique. Il extrait de son existence des histoires, plus
ou moins imaginées, toujours bellement imagées, qui permettent à chacun de
vivre et de comprendre un peu mieux sa propre condition, au sein du couple, de
la famille, de la société. Renaud a ainsi pu chanter les plus engagées des
chansons réalistes (l’hymne à la paix et aux civils innocents Manhattan-Kaboul
résonne ainsi singulièrement en
cette période pré- ou post-guerrière), comme il a pu écrire les textes les
plus sagaces sur la condition et l’existence des hommes, au travers de ses
propres doutes, joies, peines, paradoxes (qui ne se reconnaît dans les parts
d’ombre et de lumière de Docteur Renaud, Mister Renard ?).
Laurent
Berthet-Le Banquet, janvier 2004, n°19/20 (Renaud
ou l’humanité meurtrie