A propos d'alcool et de délinquance dans la pratique
d'une juge d'application des peines

Auteur : Ch. ROYER* Références : Forensic, avril - mai 1995, N° 9* Source; SIAL 'Serveur d'Information en Alcoologie Légale

 

Généralement, les Juges d'Application des Peines (JAP) portent trois casquettes ; celle du juge au sein du tribunal correctionnel, celle du Juge d'Application des Peines en "milieu ouvert" où ils contrôlent et prennent en charge avec l'aide d'une équipe de travailleurs sociaux des personnes condamnées à un travail d'intérêt général, un sursis avec mise à l'épreuve ou encore mise en liberté conditionnelle après une période de détention. La troisième casquette, la plus connue, concerne le rôle joué au sein de la commission d'application des peines dans les établissements pénitentiaires où le JAP décide des permissions de sortir, libération conditionnelle (peine inférieure ou égale à 5 ans) et placement en semi-liberté et chantiers extérieurs.

En milieu ouvert, c'est le public pris en charge et la nature de ses difficultés qui déterminent l'activité du juge, public lui-même sélectionné par le procureur de la république (l'intercesseur du groupe social) en fonction d'un certain regard que la société porte sur elle-même. C'est cette activité de tri et le choix des procédures qu'on appelle politique pénale.

La conduite en état alcoolique et le traitement qu'on en fait est un bon exemple des variations dans le temps du regard de la société sur elle-même et donc de la politique pénale. En 1990, en France, deux fois plus de personnes condamnées qu'en 1984 ; l'ensemble représente 24% de l'activité des tribunaux correctionnels.

A Lille comme ailleurs, les poursuites augmentent avec le temps, dans une optique répressive d'abord où beaucoup de personnes sont déférées, détenus en comparution immédiate puis condamnés à un emprisonnement ferme. Les modes de poursuite évoluent ensuite vers la simple convocation rapide devant le tribunal par les services de police. Les condamnations deviennent massivement des peines de travail d'intérêt général.

L'idée se développe également que la prise de conscience du conducteur alcoolique passe par la confrontation avec l'hôpital, le centre de rééducation, les services d'urgence des pompiers... Les partenaires sollicités en ce sens ne sont pas suffisamment nombreux.

Pour contrebalancer cette insuffisance, un stage obligatoire sur "l'alcool, la route, la loi" est organisé depuis quatre ans, pour environ cent cinquante personnes par an à raison de deux demi-journées. La première rassemble les spécialistes de la sanction : procureur, juge d'application des peines, responsable de la préfecture et un délégué à la sécurité routière autour d'un animateur (psychologue, lui-même alcoologue). Il s'agit d'expliquer l'évolution de la législation, de la politique pénale en fonction des objectifs grandissant de sécurité routière, et de permettre aux personnes de dépasser le traumatisme créé par la procédure pénale : garde à vue,audience correctionnelle, condamnation (parfois très lourde pour les chauffeurs routiers, lorsqu'il s'agit d'annulation du permis de conduire).

Lors de la deuxième demi-journée, deux alcoologues autour de l'animateur exposent les effets de l'absorption d'alcool sur le corps, leur durée, la correspondance avec le taux maximum autorisé lorsque l'on conduit. Ils précisent le sens des mots : "alcoolisé", "alcoolique", "alcoolisme", la dépendance et la consommation d'alcool en France et dans la région du Nord-Pas de Calais.

Ce stage qui regroupe une vingtaine de personnes se déroule sous forme de dialogue entre professionnels et condamnés. Ici, la Justice se transforme : elle ne se contente plus de sévir, elle éduque dans une optique de prévention de la récidive.

Ce travail est-il efficace et jusqu'à quel point ? Des bilans faits lors de stages identiques montrent qu'il faut de temps en temps une "piqûre de rappel" aux personnes condamnées pour éviter totalement la récidive.

On notera pour conclure sur ce point, qu'un très bon travail interdisciplinaire se fait entre travailleurs sociaux du Comité de Probation et d'Aide aux Libérés (CPAL), psychologues, alcoologues (médecin et non médecin), délégués de la sécurité routière, responsables de la circulation à la préfecture et magistrats.

Tout autre est le travail de prise en charge des personnes condamnées à un sursis avec mise à l'épreuve ou bénéficiant d'une libération conditionnelle, car la durée de la mesure -dix-huit mois à trois ans pour les sursis, de quelques mois à quelques années pour la libération conditionnelle- permet le travail dans le temps.

En 1993, un quart de la population prise en charge au comité de probation de Lille avait un "problème d'alcool", et un quart un "problème de toxicomanie».

Le travail consiste d'abord à repérer le problème de la personne, problème qu'on devine souvent dans l'énoncé suivant : "je bois comme tout le monde". Problème que l'on peut repérer aussi en fonction des types d'infractions : violences, agression sexuelle, incendie volontaire...

Deuxième étape, faire prendre conscience à la personne de l'existence de son problème. Une pratique s'est répandue récemment au CPAL de Lille, celle de demander des bilans sanguins.

Enfin, le traitement pourra être entrepris auprès du médecin traitant, d'un centre médico-psychologique, de services spécialisés ou de centres d'hygiène alimentaire.

L'aide ou le plus généralement le comportement de la famille revêt une grande importance dans l'évolution de la personne, ce dont les travailleurs sociaux devront tenir compte. Ceux-ci soulignent dans leur pratique, combien il est difficile de cesser de boire dans une société où l'on valorise l'usage de l'alcool et l'utilise comme élément central de convivialité.

Dans le parcours décrit rapidement ci-dessus l'essentiel de la tâche (côté justice) est fait par les travailleurs sociaux, le juge ne revoyant la personne qu'en cas de difficulté importante, non-respect des convocations, rechute grave... Cependant lors du premier entretien, des orientations sont données à la prise en charge. Ce peut être l'obligation de "se soumettre à des mesures d'examen médical, de traitement, de soin, même sous le régime de l'hospitalisation" (article 132-45, n° 3 du nouveau code pénal) formule plus large que l'ancienne qui pour l'examen, le traitement ou le soin renvoyait au médical.

Cette obligation à l'égard d'une personne condamnée est à rapprocher de celle de l'article 138-10 du code de procédure pénale concernant le contrôle judiciaire (avant condamnation donc). Le juge d'instruction peut contraindre la personne à l'obligation de se soumettre à des mesures de soin, de traitement ou d'examen, même sous le régime l'hospitalisation, notamment aux fins de désintoxication.

Une réflexion semble devoir être menée sur le bon usage des mots.. l'obligation implique contrainte et, en cas de non-respect, sanction. Pour le juge d'instruction, le non-respect de l'obligation pourra entraîner en la révocation du contrôle judiciaire et le placement en détention, provisoire ; pour le JAP, le renvoi devant le tribunal pour demander l'exécution de la peine de l'emprisonnement.

Or, très peu de contrôles judiciaires sont révoqués et ceux qui le soi ne le sont pas pour non-respect d'une obligation de soin. De même sept ans de pratique dans un comité de probation montrent qu'on ne renvoie pas les personnes condamnées devant le tribunal pour non-respect d'une obligation de soin.

Il existe à Lille depuis plus d'un an une procédure qui s'adresse ai toxicomanes (autres que simples usagers), dénommée "l'incitation au soins". Cette incitation, où est contenue l'idée d'entraînement d'encouragement, correspond à la pratique effective des JAP et des délégués de probation, lorsque le soin apparaît comme une nécessité pour la personne, notamment pour l'alcoolique.

Le changement d'appellation -incitation pour obligation- aurait deux avantages :

- dans les rapports entre la justice et les médecins et les soignants, ferait tomber la résistance de ces derniers à soigner des personnes que la justice leur envoie sous la contrainte ;

- il établirait clairement que la décision de se soigner ou de ne pas soigner appartient au domaine personnel. On garantirait ainsi la liber de la personne dans son rapport à elle-même, liberté qui est la condition première de la transformation personnelle, les juges ayant seulement comme rôle et pouvoir de sanctionner le comportement délinquant dans les rapports aux autres, coups, agressions, que l'abus d'alcool 0 de toxiques peut avoir facilité ou provoqué, mais non le pouvoir de sanctionner l'absence de volonté de se soigner, l'irrésolution e somme.

Pour conclure, bien que la visibilité des troubles causés à la société par les alcooliques et les buveurs excessifs soit moins grande que celle dit toxicomanes, ces troubles qui sont souvent présents dans les infractions les plus graves (coups, meurtre, viol ... ) sont à la fois connus et ancien: On ne peut que s'étonner, que dans les établissements pénitentiaires il France n'existe pas, pour les buveurs excessifs et alcooliques, l'équivalent des antennes-toxicomanie, du moins lorsque l'on se donne connu objectif avec l'incarcération des personnes, non seulement leur mise l'écart pour un temps, mais "la préparation au reclassement social" et 1 "réintégration dans la société" -ce qu'un décret du 26 janvier 1983 inscrit dans les missions de l'Administration Pénitentiaire.

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