ISABELLE HANNE

Avec l’argent de poche que sa mère lui donne pour le déjeuner, Thomas (1) va, «une ou deux fois par semaine», «se mettre une mine» avant de retourner en cours. Whisky, vodka, bière, vin rouge, toujours accompagné d’un de ses camarades. Ce lycéen de 18 ans, en terminale S dans les Yvelines, dit s’ennuyer en cours. En revanche, «quand on a bu, c’est beaucoup plus marrant. On se tape des délires sur le prof, sur les gens…» Il flambe un peu : «Je tiens très bien l’alcool», et dit n’avoir jamais vomi en cours, ne jamais s’être fait «griller» par un prof. Une fois, un conseiller principal d’éducation (CPE) lui a dit qu’il «puait l’alcool», mais ce n’est pas allé plus loin. «C’était un vendredi après-midi, juste avant les vacances de Noël. Il n’avait aucune preuve de toute façon.»

Vigilance. La question de l’alcool au lycée revient au rythme des comas éthyliques. Mais, au-delà des excès, le phénomène est largement banalisé. «Notre société fait toujours, à tort, la différence entre la drogue et le vin de papa», déplore Mireille Pesso, une infirmière qui fait des actions de prévention dans les établissements scolaires des Hauts-de-Seine. Ajouté à cela, les commerçants aux abords des lycées, qui ne sont pas forcément attentifs à l’âge de ces adolescents qui, à midi, achètent des bouteilles d’alcool fort. «Ils ne demandent jamais leur carte d’identité et reconnaissent vendre de l’alcool à des moins de 16 ans», témoigne Yann Arndt, CPE dans un lycée de Montigny-le-Bretonneux (Yvelines). Deux élèves de son établissement étaient arrivés «fortement alcoolisés» en cours. A la suite de cet épisode, il avait fait le tour des commerces du coin pour appeler à la vigilance. Car si les lycéens fument moins, ils boivent plus. Aujourd’hui, un jeune de 16 ans sur huit déclare consommer de l’alcool au moins dix fois par mois (2). En 2005, un rapport de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) listait les lieux où les adolescents de 17 ans consommaient de l’alcool. Le domicile privé arrivait en tête, devant les débits de boissons et les lieux publics ouverts. Dernière case : l’école. A l’OFDT, on explique maintenant que «l’alcoolisation à l’école et le lien entre alcool et environnement scolaire sont des problématiques qui seront explorées dans les prochaines enquêtes».

Pour Béatrice Gaultier, infirmière dans un lycée de Montfort-sur-Meu, près de Rennes (Ille-et-Vilaine), «ces ivresses ne sont jamais anodines, d’autant plus qu’elles s’expriment à l’intérieur de l’établissement, c’est-à-dire dans une structure hiérarchisée, avec une autorité qui peut sanctionner». Le jeune recherche cette punition : «Sinon, il ne reviendrait pas en cours». «Le jeune transgresse pour se faire remarquer, pour attirer l’attention sur lui», analyse-t-elle. Ces ivresses ne sont souvent, selon elle, que des «conneries, des blagues un peu potaches». Mais ce cas de figure peut aussi être l’occasion de «faire émerger un problème plus profond : échec scolaire, problèmes familiaux, ennui à l’école, problèmes d’orientation»…

Même si certains enseignants assurent avoir conscience du malaise, pour le Snes, premier syndicat du secondaire, l’alcool à l’école n’est «pas un problème brûlant d’actualité». L’encadrement scolaire tend même à minimiser le phénomène. Car les ivresses ne se détectent que dans des cas extrêmes - agressivité, assoupissements, vomissements, ou comas éthyliques. «L’élève, bourré ou pas, s’il se tient tranquille en cours, on ne voit rien, reconnaît une enseignante de français. On n’a pas la même vision lorsqu’on est assis parmi les élèves que lorsqu’on est debout devant eux.»

Malaise. Rafael, élève de première littéraire à Fresnes (Val-de-Marne), confirme : «Soit les profs ne comprennent pas, soit ils ne voient pas. Il y en a peut-être qui font semblant de ne pas voir, et d’autres sont seulement plus naïfs…» Dans son établissement, «au moins trois ou quatre fois par semaine», des lycéens boivent avant d’aller en cours. «Ces ados ne sont pas nécessairement dans des phénomènes d’addiction, explique Mireille Pesso. Mais c’est une façon d’exister, d’éprouver ses limites, tout en se mettant en scène.» L’alcool au lycée n’est «pas non plus une tendance forte», tempère Béatrice Gaultier. «Ça dépend des établissements et de l’environnement social, familial, de la situation scolaire de l’élève…»

Pour beaucoup, cette pratique n’est qu’une traduction, parmi d’autres, du malaise au lycée : «Alcool, drogue, échec scolaire, racisme, problèmes d’orientation, suivi parental déficient… Clairement sur ces dix dernières années, il y a une vraie augmentation de la souffrance au lycée», commente Nathanaël Gosset, CPE dans un lycée des Mureaux (Yvelines). «Les lycéens sont devenus très consommateurs et très zappeurs, alors qu’à l’école on leur demande de rester assis, de réfléchir. Il y a un vrai décalage.»

(1) Le prénom a été changé.

(2) Selon une l’enquête de l’Espad (European School Survey Project on Alcohol and Other Drugs), dont le volet français a été publié en janvier.

Article paru dans Libération  

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