BRASSENS
& POLITIQUE
In : Hécatombe.
Le
29 octobre: anniversaire de la mort de Brassens.
Extrait d'une thèse consacrée à quelques
aspects méconnus du poète.
PREMIERS ÉCRITS,
(Voir la réponse est donnée par André Tillieu)
Georges
Brassens s'est toujours défendu de tout activisme politique. Il s'est
soigneusement maintenu à distance des hommes et des partis, et s'il a pu tenir
des propos à teneur politique, ceux-ci n'ont jamais visé à soutenir un homme
politique. Il faut à cet égard citer un passage de l'Interview de Jacques
Chancel :
Jacques
Chancel : "Politiquement, vous auriez pu faire une
carrière?
Brassens
s'est seulement permis de critiquer quelques partis, et quelques hommes, à
travers sa production écrite et chantée. Il a aussi exprimé de façon plus ou
moins complexe son appartenance à la mouvance des idées anarchistes. Pour autant
que l'on veuille bien concevoir le mot politique au delà de son sens profane -
l'ensemble des hommes et des partis qui comptent dans la démocratie Française -,
on doit donc admettre que Georges Brassens a un parcours politique, en tant que
sympathisant anarchiste, et en tant qu'homme qui a voulu émettre des opinions à
teneur politique. En d'autres termes : non, Brassens n'a pas participé de près
ou de loin au jeu politique ; oui, Brassens a réfléchi et s'est exprimé sur des
sujets politiques, et il a eu des rapports étroits avec la fédération
anarchiste. Il est donc impropre de parler d'apolitisme lorsque l'on cherche à
qualifier Georges Brassens. Nous allons par conséquent retracer les grands
moments de son parcours politique.
LA LIGNE
BRISÉE
La
première trace que l'on ait de l'expression d'opinions politiques par Brassens
date de 1943-1944. Cette période correspond à son séjour à Basdorf, dans un camp
de travail du STO. Brassens n'est pas particulièrement hostile aux Allemands :
il est, et a toujours été pacifiste. Mais de là à apprécier qu'on l'oblige à
travailler pour la guerre, qu'on l'oblige à se rendre en Allemagne et à vivre
dans un camp, il y a un pas qu'il ne franchira pas. Avec quelques compagnons de
chambrée, Brassens fonde un parti subversif, qu'ils baptisent le parti des
"briséistes", du nom d'une chanson écrite par Brassens. Il s'agit sans doute de
la première chanson de Brassens qui témoigne de la malice et de l'inventivité
qui nous vaudront plus tard 'la guerre 14/18', où d'autres chansons d'opinion à
la facture sophistiquée. C'est déjà un excellent texte métaphorique, qu'il faut
lire avec attention si l'on veut en comprendre la portée.
La
Ligne Brisée
Sur
la sécante improvisée
D'une
demi-sphère céleste
Une
longue ligne brisée
Mais
harmonieuse et très leste
Exécute
la danse de Saint-Guy
Exécute
la danse (Bis)
Exécute
la danse de Saint-Guy
Onduleuse
leuse, leuse
Onduleuse
elle erre sur l'heure
Nébuleuse,
leuse, leuse
Astronomiquement
fabuleuse
Scandaleuse,
scandaleuse
Et
zigzague elle zigzague
Et
zigzague donc-on-on
Sur
l'air vague, vague, vague
Que
cette ligne est indécen-en-en-en-te
Huons-la...
(Quatre fois)
Allons-y,
un, deux, trois
À
mort la ligne qui n'est pas droite
Allons-y,
un deux, trois
De
se briser qui lui donna le droit
Dites-le-nous,
dites-le-moi
On
peut voir dans ce texte le défi d'un homme qui ne veut pas marcher au pas, ou
encore plus généralement une forme de rébellion systématique contre toute morale
imposée, contre les chemins tracés dont on ne peut pas s'éloigner. Il est très
facile de comprendre que la cible de cette chanson est l'ordre martial qui règne
dans le camp. On peut prendre cette phrase "A mort la ligne qui n'est pas droite" au
sens premier du terme : sous la loi martiale, soit on marche droit, soit on est
puni. Parfois par la mort. Mais - à la lumière des textes que Brassens écrira
plus tard -, on est tenté d'y voir une forme de refus généralisé de tout système
où l'homme ne choisit plus ce qu'il veut et ce qu'il peut faire. On peut
rapprocher la métaphore de la ligne brisée de ce vers plus tardif, où Brassens
déplore que " non les braves gens
n'aiment pas que - l'on suive une autre route qu'eux". En outre, Brassens a
écrit sur un coin de cahier : "la ligne
qui voulut triompher de la monotonie mais qui n'y parvint pas parce que ses
ennemis, la stupidité et le rationalisme, étaient supérieures en nombre et en
quantité. Gloire aux Briséistes !".
Toujours
est-il que Brassens, qui est un peu le chef coutumier de sa chambrée - si l'on
en croit Louis-Jean Calvet - propage avec sa bande le mystère de la ligne
brisée. On réalise de petites affichettes sur lesquelles on peut lire "La ligne
brisée, qu'est-elle, que veut-elle ? Les briséistes, que veulent-ils ?". On
dessine sur tous les murs des lignes brisées - sortes de serpents ondulants.
L'administration Allemande est intriguée, mais ne parviendra pas à remonter à la
source de la contestation. Irritée par cet épisode, elle prendra sa revanche en
interdisant le port de la barbe aux français. Mais les Briséistes n'en restent
pas là, et ils créent un sigle : PAF - paix au Français. Et Brassens écrit en
quelques heures l'hymne des PAFS.
Les
P.A.F.S.
C'est
nous les P.A.F.S.,
Les
jeunes philanthropes (Bis)
Qui
sommes venus ici
Faire
la nouvelle Europe
C'est
nous les P.A.F.S. (Bis)
On
nous a dit
Que
c'était pour la France, (Bis)
Et
le plus rigolo,
C'est
qu'y a des cons qui l'pensent.
C'est
nous les P.A.F.S. (Bis)
On
nous a dit
Qu'on
s'remplirait le bide, (Bis)
Et
le plus rigolo,
C'est
qu'au contraire y s'vide
C'est
nous les P.A.F.S. (Bis)
On
nous a dit
Qu'on
gagnerait des fortunes (Bis)
Et
le plus rigolo,
C'est
qu'on gagne pas une thune
C'est
nous les P.A.F.S. (Bis)
Et
pour ne pas
Qu'on
nous passe à la meule, (Bis)
Sachons
fermer à temps,
Sachons
fermer nos gueules.
C'est
nous les P.A.F.S. (Bis)
Quelques
prisonniers français chantent cet air tous les matins en se rendant à la prison.
Le texte de cette chanson est dirigé contre le régime de Vichy (on nous a dit
que c'était pour la France), et contre le pangermanisme (la nouvelle Europe).
Mais la politique est très vite mise de côté - pour des considération plus
quotidiennes, comme la nourriture, l'argent, ou la liberté d'expression. Il laisse à d'autres les débats sur les
motifs des guerres justes, et se contente de souligner l'absurdité et
l'inconfort de la situation. Brassens laisse aussi de côté la fierté nationale,
puisqu'il ne réclame pas la victoire aux Français - VAF -, mais la paix aux
Français - PAF.
Ces
deux chansons, qui ne sont pas proprement politiques, mais qui auraient maille à
partir avec la philosophie politique, sont un indice avant-coureur des
convictions anarchistes et pacifistes de Brassens. On peut noter que - pour une
fois -, Brassens s'est prêté au jeu de la contestation en groupe. On ne l'y
reprendra plus, puisque lorsque l'on est plus de deux, on est "une bande de
cons" - comme il le chantera. Pour l'heure, Brassens est le 'roi' des pafs, le
médiateur et le correcteur orthographique de sa chambrée, et il s'en accommode
très bien. Le sigle PAF a été peint en grand sur le mur du fond de la chambrée,
et l'administration du camp ne fait rien pour se renseigner sur eux.
LE CRI
DES GUEUX
On
retrouve Brassens en juin 1945. Il fonde à 24 ans, avec deux amis - Émile
Miramont et André Larue - un parti ! Mais il ne s'agit pas d'un parti ordinaire
: son nom résume à lui seul la prétention des trois hommes, tourner en dérision
les partis, et faire l'apologie d'une vie plus simple. Miramont, Larue et
Brassens le baptiseront "parti préhistorique". Les trois hommes ont la
conviction que "le seul retour à la vie primitive doit pouvoir empêcher le monde
de tomber dans la décadence" (biographie
de Brassens par Jean-Michel Brial). Dans le même esprit, ils fondent un
journal, qu'ils appellent "le cri des gueux". Peu à peu, l'équipe est rejointe
par quatre autres hommes. Le projet semble sérieux, puisque l'un d'entre eux
s'occupe de l'administratif, et qu'un autre est en charge de la maquette. Les
articles et les maquettes affluent bien vite. Brassens écrit des articles,
contrôle l'orthographe, et définit la ligne éditoriale. Nous avons la chance
d'avoir eu accès à un document très précieux, où Brassens détaille le ton à
adopter pour chaque article, et sur plusieurs thèmes. C'est encore Jean-Michel
Brial qui l'a mis a jour :
La
politique: Deux politiques, la bonne et la mauvaise. Si
le gouvernement en fait de la bonne, la suivre (ou faire semblant), s'il en fait
de la mauvaise, lutter contre lui en éclairant les citoyens mal renseignés à son
sujet. Comme le mariage, la politique est une nécessité économique. Une forme
unique de politique serait idéale, mais théoriquement impossible (pratiquement,
c'est la dictature), car les hommes n'arrivent jamais à s'entendre parfaitement.
On ne pourrait supprimer la politique que si tous les hommes étaient
vertueux.
La
religion: Respecter avec fidélité et conviction les
lois de Dieu et de son Église
mènerait les peuples vers la vertu,
mais aussi vers l'affaiblissement, vers l'abâtardissement, attendu que
l'individu qui tend la joue gauche à celui qui vient de lui flanquer une gifle
sur la droite est un être faible prêt à toutes les concessions et aussi
fatalement à toutes les lâchetés.
Le
mariage: Combattre l'idée de propriété que fait
naître l'acte marital dans le cerveau des époux. Insister sur les devoirs
réciproques devant lesquels, pour une union idéale, doivent s'effacer les
droits. L'homme et la femme qui, étant mariés, n'accorderaient chacun de
l'importance qu'aux devoirs de l'un à l'égard de l'autre, formeraient le couple
le plus heureux du monde, le couple idéal. Ne pas considérer son conjoint comme
L'éducation :
Combattre les aberrations des parents et
les contraintes qu'ils font subir à leurs enfants. Éducation
physique, parallèle à l'éducation
morale et sentimentale.
L'argent :
Sans intérêt.
La
guerre: Le prestige d'un peuple ne devrait pas être
proportionnel à sa puissance militaire mais, puisqu'il en est ainsi de par le
monde, il est nécessaire d'avoir une armée solide, malgré le nombre incalculable
de brutes que cela fait naître.
La France -
La Patrie: C'est en France, et par les Français, qu'ont
été découvertes toutes sortes d'inventions. On peut sans ostentation être fier
d'avoir la nationalité française. N'oublions pas pourtant que politiquement la
France a toujours été devancée par l'Angleterre, et artistiquement par l'Italie.
Le Français travaille à bâtons rompus mais manque de persévérance. De ce fait,
la France est sociable et admire aveuglément tout ce qui est neuf, tout ce qui
vient du dehors, pour en faire ensuite la réplique exacte chez elle. Ce qui a
fait naître la triste réputation qui n'est pas près de s'éteindre: les Français
sont des veaux. "
Nous
n'allons pas analyser dés maintenant ce texte. Nous voulons seulement retenir
que Brassens a déjà une conception très arrêtée de tout ce qui touche à la
politique et au social. Nous voulons aussi retenir qu'il est prêt à porter un
jugement sur la politique, et à avoir un rôle dans ce qu'il est convenu
d'appeler le IVe pouvoir - dans le discours des politistes. Brassens ne pourra
pas utiliser le journalisme comme forme d'expression : en dépit des multiples
prises de contact avec divers mécènes, le 'cri des gueux' ne trouvera aucun
financement. L'équipe du journal parle en terme d'idéal - de justice, de
fraternité -, alors que les éditeurs qu'ils rencontrent ne connaissent que le
mot rentabilité. Brassens débordant d'idées et d'opinions, Brassens voulant
donner son avis sur la politique, ne pourra donc pas s'exprimer dans les
colonnes du 'cri des gueux'.
LE
LIBERTAIRE
Mais
une autre occasion se présentera bientôt. Quelques mois plus tard - en 1946 -,
Brassens est introduit par une connaissance à la fédération anarchiste du XVe
arrondissement. Brassens ne tarde pas à se faire reconnaître par les militants
anarchistes de la FA, si bien que Henri Bouye propose à Brassens un poste de
correcteur au marbre - bénévole - dans le libertaire.
Le
libertaire est l'organe central de la Fédération Anarchiste, il est aussi la
publication la plus tirée dans la masse des journaux anarchistes. A l'époque où
Brassens y rentre, c'est un hebdomadaire. En 1946, Le libertaire, tout comme la
fédération anarchiste, sont en plein déclin. Rongée de l'intérieur par plusieurs
tendances antagonistes, et n'ayant pas su tirer profit du climat insurrectionnel
de l'immédiat après guerre, la fédération n'a pas beaucoup d'adhérents. Le
libertaire, qui reparaît depuis 1944, redevient public en 1945. Après moultes
palabres, il retrouve enfin son efficacité en 1946, et parvient à profiter des
événements sociaux. Le libertaire tire alors à 70.000 exemplaires, et est vendu
à 33.000 en moyenne. On vise la politique anti-sociale du gouvernement Blum, on
s'oppose au rapprochement avec la puissance impérialiste américaine, on soutient
les mouvements sociaux...
La
FA adopte en 1947 une résolution qui rend bien compte de ses objectifs : "La FA
doit viser à la généralisation, à la simultanéité et à l'internationalisation
des grèves et des mouvements sociaux. Elle doit conduire à la grève générale
expropriatrice [...]" Gaston Leval publie en 1948 un ouvrage qui fait état des
solutions proposées par une partie des militants de la FA. Brassens y a
nécessairement été confronté. La société future repose selon lui sur trois
piliers : les coopératives, les syndicats et les municipalités. Très vite,
cependant, le climat d'agitation sociale se tasse, et la FA voit ses adhérents
diminuer. Le libertaire se vend lui aussi de moins en moins : il ne tire plus
qu'à 47.000 exemplaires, et se vend à 27000 exemplaires.
Brassens
aura donc connu l'apogée du Libertaire de l'après-guerre, ainsi que le début de
son déclin. Il a vécu dans l'atmosphère et les idées de la fédération
anarchiste, tout en se situant plutôt dans le courant individualiste-pacifiste,
c'est à dire l'aile la plus libertaire des anarchistes. Les deux autres
tendances sont favorables à un renforcement de l'autorité centrale, et à une
meilleure organisation. L'aile la moins libertaire est d'inspiration ouvrière et
anarcho-syndicaliste. Après y avoir officié en tant que correcteur, Brassens
publie une série d'articles dans le libertaire, dont 15 sont attestés par son
pseudonyme - les convictions des anarchistes leur interdisant de signer par leur
nom. Certaines sources tendraient à indiquer que c'est l'intégralité du journal
que Brassens aurait rédigé pendant quelques mois. Mais il est impossible de
vérifier de telles allégations. On peut cependant retenir que peu d'articles
font la chronique de problèmes de fond, et que ces articles semblent plutôt être
un exutoire aux passions anarchistes de Brassens. Brassens s'en prend à la
police, aux Staliniens, aux bellicistes et aux revanchards en tous genres. Le
ton de ses articles est extrêmement agressif, et dégradant pour ses cibles. Ce
journal, Brassens ira jusqu'à le vendre à la sortie du métro, avec Pierre
Onteniente. Brassens passe beaucoup de temps dans les locaux de la fédération
anarchiste, et dans ceux du Libertaire. Mais sa collaboration cesse assez
vite.
Il
est impossible de savoir avec précision pourquoi Brassens a quitté le
Libertaire, un an après y être entré (septembre 46 - juin 47). André Larue pense
qu'un désaccord typographique aurait irrité Brassens au point qu'il aurait
claqué la porte. Le correcteur aurait pris "trop de libertés", en changeant
notamment la police du titre du journal. Marc Wilmet, qui réfléchit à cette
question des années plus tard, en vient à la conclusion qu'il est possible que
Brassens n'ait pas apprécié qu'on lui fasse des reproches. Brassens a en effet
écrit des articles particulièrement haineux, à l'égard de la police notamment.
De cette époque, Brassens gardera quelques amis, et aussi un certain
scepticisme, alimenté par les incohérences et les luttes qui déchirent les
anarchistes de la FA. C'est d'ailleurs la dernière fois que l'on voit Brassens
militer pour une cause.
LA
PÉRIODE SCEPTIQUE : AUCUNE COMPROMISSION
A
une exception près - à notre connaissance -, Brassens ne défendra plus ses
opinions politiques que par le truchement de ses chansons. Brassens ne
soutiendra plus la FA qu'une fois, au cours de l'un des galas de la fédération
anarchiste où on l'avait prié de venir chanter, quelques années plus tard.
Brassens évite prudemment de se mêler à Mai 68, alors que d'autres paroliers
célèbres prennent le train en marche :
Brassens
: "[...] je pense qu'en mai 68, j'aurais
été ... je me serais mêlé de ces problèmes, mais en ma qualité d'anarchiste, je
pense que c'était pas mes affaires. C'était les affaires des étudiants. Ce sont
aux étudiants de régler leurs problèmes".
Jacques
Chancel : "On vous l'a reproché".
Brassens
: "Oui mais on reproche tellement de
choses à tout le monde. C'est une vue un peu courte de me reprocher d'être
silencieux. Que voulez vous que je fisse ? Que j'allasse - comme diraient
certains speakers de la télévision - sur les barricades ? On m'aurait reproché
aussi d'essayer - je suis tout de même un homme public - on m'aurait reproché
d'essayer de me mettre en avant. Je pense que les étudiants doivent régler eux
même leur problèmes [...]"
Georges
Brassens continuera de parler de politique et de philosophie à travers son
œuvre, mais sous une forme beaucoup plus subtile, beaucoup plus atemporelle, et
surtout beaucoup plus raffinée: la chanson. Ce mode d'expression se passe - et
il faut le souligner - de toute hiérarchie. Brassens écrit directement à son
public. Les seules contraintes qu'il doit affronter sont celles qu'il s'impose.
La contrainte de la rentabilité est très tôt écartée par la personnalité du
chanteur, et par son succès foudroyant. Cet indépendance financière le
préservera de la compromission. Lorsqu'il écrit ses chansons, Brassens n'a plus
de compte à rendre à un rédacteur en chef, à un mécène ou même à une fédération.
Brassens veut échapper à toute compromission, et la haute idée qu'il se fait de
la chanson le conduit à ne publier que des chansons profondes, réfléchies et
formellement très avancées. On ne retrouvera que rarement dans ses chansons les
plaisanteries faciles et légères qui émaillaient ses articles dans le
Libertaire. En somme, plus de groupe car quand on est plus de deux, on est "une bande de cons"; et plus de coups de
plume à l'emporte pièce, car la poésie est une affaire qui ne se traite pas à la
légère.
Pour
raffinées qu'elles soient, les chansons de Brassens ne laissent pas d'avoir un
impact sur les opinions politiques. Ses chansons font réfléchir - sans doute
plus que ses articles ne pouvaient le faire. Une grande partie de sa production
est censurée par le pouvoir politique, et chacun écoute ce que Brassens a à
dire. Un épisode houleux de sa vie d'artiste en atteste. En 1964, Brassens sort
son dixième disque. Parmi les titres figure "les deux oncles", chanson que l'on
peut trouver dans le CD annexe. Le texte est fort long, et admirablement écrit.
Le thème en est le suivant :
C'était
l'oncle Martin, c'était l'oncle Gaston
L'un
aimait les tommy, l'autre aimait les teutons
Chacun,
pour ses amis, tous les deux ils sont morts
Moi
qui n'aimais personne, eh bien je vis encore
Brassens
vise donc clairement les collaborateurs et les résistants, en les plaçant tous
au même niveau de bêtise, car - comme il est dit dans la chanson - "il est fou
de mourir pour les idées".
Nous
allons citer quelques passages particulièrement gênants :
De
vos épurations, vos collaborations
Vos
abominations et vos désolations
De
vos plats de choucroute et vos tasses de thé
Tout
le monde s'en fiche à l'unanimité
Qu'il
est fou de perdre la vie pour des idées
Des idées comme ça qui viennent et qui font
Trois
petits tours, trois petits morts et puis s'en vont
Qu'aucune
idée sur terre n'est digne d'un trépas
Qu'il
faut laisser ce rôle à ceux qui n'en ont pas
Qu'au
lieu de mettre en joue quelque vague ennemi
Mieux
vaut attendre qu'on le transforme en ami
Mieux
vaut tourner sept fois sa crosse dans la main
Mieux
vaut toujours remettre une salve à demain
On
sait le pacifisme de Brassens. On apprend avec cette chanson que son pacifisme
est plus fort que tout. Le scandale que cette chanson a provoqué est
compréhensible Les journalistes et les auditeurs de Brassens ont sans doute eu
beaucoup de mal à comprendre que Brassens ait conseillé de transformer Hitler en
ami ( au lieu de mettre en joue quelque vague ennemi - mieux vaut attendre qu'on
le transforme en ami), ou encore qu'il ait prétendu que tout le monde se fiche à
l'unanimité du génocide juif et tzigane.
La
clé des opinions si étonnantes de Brassens sur ce sujet est sans doute à
chercher dans la grande capacité de pardon qu'a cet homme. Rien ne lui fait
aussi horreur que la vengeance et la punition. Toujours est-il que le mythe du
chansonnier bourru et désormais presque 'sacré' est logiquement ébranlé par
cette chanson. Le scandale prouve au moins qu'on n'entend pas les chansons de
Brassens sans les écouter. Les journaux de gauche et de droite épinglent la
chanson litigieuse, et Brassens est gêné par ce tapage.
C'est
là la dernière trace apparente - et contextualisée - des manifestations
politiques de la vie et de l'œuvre de Georges Brassens. Il nous reste évidemment
un grand travail scientifique à fournir pour extraire de sa vie et de son œuvre
des contenus politiques qui ne se présentent pas sous la formes d'événements
biographiques.
«
Nicolas SIX
(Mémoire de DEA - Sciences Politiques,
Université Lille II)
L'intégralité de ce (long) texte est disponible sur : www.brassenspolitique.free.fr/
Pas net sur le net Réponse d'André Tillieu à Six