Article de Jacques Vassal

  23 novembre 1995

LE GRAND BRASSENS PAR LE PETIT RENAUD

 

Du mauvais sujet repenti à la mauvaise herbe, vingt-trois chansons dans les sabots de Noël des amateurs

Quelques amis de l'un – et de l'autre – étaient dans le secret : l'auteur de Laisse béton enregistrait une série de chansons de celui de L'Orage . Résultat : un disque sobre, humble et fervent et une belle occasion de transmettre le virus à une génération nouvelle. Pour l'instant, marketing oblige, c'est une prime pour les acquéreurs de la copieuse « intégrale » du « chanteur énervant ». Fin janvier, on pourra l'acquérir séparément.

Les fidèles ne disposant pas de 2 000 F pour acheter ce coffret de dix-huit disques, à la présentation très originale évoquant un ancien distributeur automatique de confiseries, devront donc attendre le début 1996 pour se régaler de cette nouveauté. Qu'y trouve-t-on ? Vingt-trois chansons de maître Georges, qui seyent à merveille à la voix de Renaud, interprète qui ne dédaigne pas, de temps à autre, se mettre au service des oeuvres des autres  : «  Je trouve regrettable que la plupart des auteurs-compositeurs n'interprètent que leurs propres chansons. Quand on sait le trésor qui dort dans le patrimoine de la chanson française, ça donne envie de le faire voyager.  »

Brassens, pour Renaud, c'est une vieille fréquentation : «  A la maison, chez mes parents, on écoutait Vivaldi, Mozart et Brassens. Les premières chansons qui ont pu me marquer, ce sont les siennes. Contrairement à d'autres, dans l'adolescence ou plus tard, je n'ai jamais rejeté Brassens, j'ai seulement pendant quelques années écouté d'autres artistes. Depuis sa mort et, surtout, depuis sa réédition en compacts, je m'y suis replongé. Toutes les paroles me sont revenues en mémoire  »

Exemple parfait d'osmose entre de grands textes et des mélodies qui «  collent  » à eux de manière indissociable,  l' oeuvre de Brassens a aussi de quoi donner à réfléchir à tout auteur-compositeur au travail : «  Quand j'écris une chanson, je me demande toujours : s'il était penché au-dessus de mon épaule, est-ce que ça lui plairait ? Est-ce que j'ai le droit de mettre le mot fin ? Il m'est arrivé parfois de me laisser aller à un manque d'exigence, notamment dans les chansons fantaisistes ou celles exprimant une colère  ».

Autre stimulant chez Brassens : la perfection musicale. Des mélodies qui font preuve d'une grande technique et qui ont mis la poésie au service du plus grand nombre. Si l'on y ajoute la dimension de l'homme et sa petite « philosophie », alors Renaud exulte : «  Il avait sur son visage toute l'humanité du monde, toute les la bonté, et dans sa voix, et dans son regard. Ca m'a toujours fasciné, même enfant… ma fille, à six ou huit ans, a vu une photo de lui et elle a dit « il avait l'air gentil ! » Sa voix grave, sa petite pointe d'accent méridional, son côté bourru, papy fumeur de pipe, sage et serein, tout cela me touche. »

Philosophe, Brassens ? L'homme semble redonner son sens premier ( «  qui aime la sagesse  ») à un mot tant galvaudé : «  C'est que l'amour de la sagesse, encore faut-il savoir le transmettre. Nietzsche, Kant ou Hegel sont des philosophes que je trouve illisibles. Moi qui ne suis pas spécialement inculte, ni spécialement érudit, cet amour-là, je l'ai préféré exprimé par Brassens, car il était plus accessible.  »

Peu sensible aux enfants, lui qui n'eut pas, Brassens est généralement très apprécié et même adoré d'eux. Paradoxe ?

« C'est pour la malice qui se dégage de sa voix, de ses mots, et puis la tendresse. Moi, ma fille, Brave Margot , ça la faisait fondre à trois ans. La chasse aux papillons aussi. Le bonheur, c'est de faire des chansons pour enfants qui plaisent aux adultes… ou l'inverse  »

Renaud a choisi pour ce disque, en majorité, des chansons datant des premières années de la discographie de Brassens, du temps des vingt-cinq centimètres. Si l'on excepte les Illusions perdues (un inédit retrouvé dans ses cartons après sa mort en 1981), la moins ancienne est la Jeanne (1962) et un grand nombre proviennent de ses deux ou trois premiers recueils. «  Le choix était très difficile. Au départ, j'en avais choisi cinquante ! J'en ai enregistré trente et retenu vingt-trois. Je suis obligé de reconnaître que, par nostalgie, les premières me touchent plus profondément. Même s'il y a des chefs-d' oeuvre dans les suivantes. Dans les années cinquante, il avait réussi cette magie d'arriver à l'essentiel en très peu de mots, avec des chansons courtes. »

Brassens prenait le temps de peaufiner le travail et ne se souciait pas du tout des pressions du commerce. De nos jours, un chanteur gros vendeur de disques comme Renaud peut-il encore se permettre cette approche artisanale du métier ? «  Franchement, oui : la maison de disques n'influence aucunement le rythme de mes sorties d'albums. Depuis le début de ma carrière, mon rythme de croisière est de deux ans et demi, trois ans entre deux albums. Mais à la différence de Brassens, je ne passe pas tout cet intervalle à écrire mes prochaines chansons : je voyage, je prends des vacances en même temps que ma fille, je pars en tournée, j'écris des articles pour Charlie Hebdo … C'est mon mode de vie  »

Comme son disque précédent, A la Belle de Mai , Renaud a enregistré ce disque-ci à la maison. D'autant plus facilement qu'il n'y avait que deux guitaristes (Manu Galvin et François Ovide), une contrebasse (Yves Torchinsky) et, sur cinq chansons, un accordéon (Jean-Louis Roques). «  Je me sens mieux dans un environnement que j'aime, et surtout avec vue sur la jour ? Moi, passer six mois sans voir le jour, devant une console de son, ça ne m'a jamais passionné. A présent, le matériel est de plus en plus compact et il devient plus facile de transformer un lieu que l'on aime en studio d'enregistrement… quitte à me retrouver assis dans les toilettes pour faire les voix !  »

L'enregistrement d' A la Belle de Mai , avec un matériel et un personnel plus étoffés, l'ayant relégué à chanter des ses derniers… retranchements, lui en a fait découvrir l'acoustique, excellente pour la voix. Solution, donc, conservée pour y chanter Brassens dont Renaud, suprême raffinement, a utilisé l'ancienne guitare, pieusement conservée par son fidèle secrétaire Pierre Onteniente.

Autre clin d' oeil de connaisseurs : la pochette, qui imite scrupuleusement celle du premier 25 cm de Brassens, jusqu'au titre et à l'illustration du recto, à son graphisme et aux rabats en trompe-l'oeil, rappelant les collages des vieilles pochettes en cartons et même, au verso du livret, jusqu'à la tache ronde imprimée par l'étiquette centrale du disque en vinyle ! C'est dire à quel point l'objet est, dans sa forme même, respectueux de l'original : «  J'envisageais même de le sortir en vinyle… ça va peut-être se faire, d'ailleurs !  »

Le style musical, lui aussi, se garde de tout écart ou de toute fioriture vis-à-vis de celui, dépouillé, de Brassens lui-même – hormis, ça et là, quelques touches d'accordéon, particulièrement bienvenue dans le Vieux Léon ou le Bistrot . «  Au départ , avoue le chanteur, je ne croyais pas utile d'enregistrer du Brassens . mieux vaut l'écouter lui-même. Mais au cours d'une soirée chez Pierre Onteniente, j'ai été convaincue par eux que ça pouvait servir pour faire du prosélytisme. Ca a déjà marché avec notre jeune ingénieur du son, d'ailleurs. »

Renaud, qui s'était découvert une passion pour la sculpture, venait de réaliser une plaque commémorative qui devait être apposée sur la petite maison de l'impasse Florimont, dans le XIVe, où Brassens vécut chez Jeanne et écrivit la plupart de son oeuvre jusqu'à 1962. La soirée décisive eut lieu immédiatement après l'inauguration, en 1994. C'était un 22 septembre.

Pour conclure, et pour l'anecdote, on a envie de savoir si tous les deux se sont jamais rencontrés. «  Oui, deux fois en tout et pour tout. La première, j'avais dix ans, un voisin est venu me dire : « Renaud ! Viens voir ! Y a Brassens qui vient de monter l'escalier ! » C'était vrai : il venait rendre visite à une amie, ancienne maîtresse de Paul Léautaud, qui habitait deux étages au-dessus de chez mes parents. J'ai frappé, tout ému, et il m'a signé un autographe. Et puis la seconde, en 77 ou 78, sur un plateau de télé. J'en était à mon deuxième album et je n'osais pas l'approcher. Lui non plus d'ailleurs, car il était très timide et pudique. Finalement, c'est lui qui a fait le premier pas, il est venu me bredouiller à l'oreille : « Je ne connais pas toutes vos chansons, mais le peu que j'en connais, elles sont merveilleusement bien construites. » C'est ma Victoire de la musique à moi ! Pourtant, à l'époque, mes chansons laissaient souvent à désirer… »

Propos recueillis par Jacques Vassal

                                                              Pour Politis , le 23 novembre 1995

Brassens