Grâce à la magie du Net et à mon informateur Dialogus , j'ai découvert le secret de la Machine à remonter le temps . J'ai pu ainsi parler avec Brassens et lui poser la question suivante concernant Renaud:
"Renaud vous a toujours cité comme influence majeure. Le considérez-vous comme votre digne héritier? Que pensez-vous de son dernier CD ?"
Bonjour,
Je n'ai rencontré Renaud qu'à deux occasions. La
première fois, je ne l'ai pas reconnu. Mais j'avais une excuse. Il n'était alors
célèbre qu'au sein de sa famille: il avait 10 ans.
Alors que je rendais
visite à Marie Dormoy, la compagne de Léautaud, un parfait gavroche se faufila
dans l'ascenseur pour me dévisager, sans dire un mot, pendant cinq étages, comme
figé par une apparition. Lorsque je sortis à mon tour de l'ascenseur, deux
étages plus haut, je fus amusé de le voir escalader l'escalier au pas de course
pour me rejoindre sur le palier en me tendant un exemplaire de mon premier 25
cm, toujours sans dire un seul mot. Charmé d'avoir un admirateur si jeune et si
motivé, je lui griffonnai la dédicace d'usage. J'aurais sans nul doute oublié
cette histoire si, beaucoup plus tard, Renaud n'avait lui-même raconté
l'anecdote.
Par ailleurs, il ne se doutait pas ce jour-là que ce disque,
désormais soustrait à l'inventaire de son père, allait devenir pour lui le
déclencheur d'une très imposante collection de tout ce qui gravite autour de ma
production.
Beaucoup plus tard, sur un plateau de télévision, où l'on est
toujours très accaparé, sollicité, j'ai tout de même tenu à le rejoindre et à
lui dire que j'aimais beaucoup son travail et qu'il fallait persévérer. Je l'ai
su des années après, il a particulièrement été touché que je lui déclare que ses
chansons étaient «merveilleusement bien construites». Je ne savais pas à ce
moment-là l'amplitude de son admiration pour ma propre production et
l'importance donc de cet encouragement.
Renaud mon héritier? On comprend
très bien ce que peut comporter cette désignation. Cependant pour ma part, et
principalement pour un artiste de grand calibre, caractérisé par une
individualité si forte, je crains que le terme ne soit restrictif et que le
titre soit parfois encombrant, lourd à assumer. Je crois que tous les artistes
ont des filiations multiples, et les ascendances chez Renaud peuvent être
retracées jusqu'à Béranger et Bruant, avec pour le fond et pour la forme, des
influences qui vont de Fréhel à Bob Dylan. Mais ce qui importe c'est que toutes
ces incidences extérieures, l'artiste authentique les malaxe, mêlées à son suc
personnel, pour livrer un produit nouveau, exclusif.
Par ailleurs, il est
évident qu'il y a des correspondances entre l'œuvre de Renaud et ma production,
au plan des préoccupations, de certains thèmes, ainsi que dans la manière de les
aborder. Mais pour ma part d'autres rapprochements m'ont particulièrement amusé.
D'abord, nous avons habité le même quartier, le XIVème arrondissement, lui toute
sa vie et moi pendant 40 ans. Puis, en attendant que je puisse vivre de ma
musique, de mes chansons, j'ai travaillé dans les ateliers de chez... Renault,
lui dans un atelier de réparation de moto. Pour diversifier un peu, j'ai,
pendant quelque temps, signé une chronique pamphlétaire dans le Libertaire. Lui
s'est amusé à rédiger une chronique polémique dans Charlie-Hebdo. Enfin, tout
comme moi, il a fait ses débuts discographiques sous l'étiquette
Polydor.
Si lui aussi s'est un jour laissé convaincre de jouer les
acteurs au cinéma, tout comme à moi, l'expérience lui a laissé une impression de
corvée laborieuse. Mais si j'ai juré qu'on ne m'y reprendrait plus, lui s'en est
mieux remis puisqu'il joue présentement dans un film qui se tourne à Toronto, au
Canada. Nous avons la même vénération pour la guitare. Aussi, lorsqu'il a décidé
de produire un disque où il interprète une vingtaine de mes chansons, il fit
savoir à mon secrétaire, Gilbraltar, qu'il serait profondément ému s'il pouvait
utiliser pour cet enregistrement ma dernière Favino. Et je suis convaincu que
cette complicité posthume ajoute à l'émotion de ces interprétations.
Ce
disque est par ailleurs un document. Si beaucoup parmi près de 700 interprètes
ayant enregistré mes chansons ont tenté de faire nouveau, de faire différent,
Renaud s'est contenté de chanter Brassens. Le résultat est
rafraîchissant.
Par contre, il y a un plan où l'on se distingue l'un de
l'autre. Jamais je n'ai été attiré par les arts plastiques et jamais je ne me
serais risqué à produire une quelconque oeuvre visuelle. Mais lui possède un
véritable talent de dessinateur et de sculpteur qui est très peu connu de son
public. J'ai été grandement honoré lorsqu'il a produit et apposé sur la maison
de l'impasse Florimont, que j'ai habitée pendant 22 ans, une plaque
commémorative, intégrant mon effigie en haut-relief dont il est l'auteur et qui
est ma foi, d'une fort belle venue.
Pour tous ceux qui ont de la chanson
la même conception que moi, et je sais qu'ils sont encore nombreux, la
production actuelle nous laisse souvent sur notre appétit. Et Renaud est l'un de
ceux, trop peu nombreux, dont on attend anxieusement la nouvelle fournée. Et
l'attente a été cette fois-ci d'autant plus imprégnée d'anxiété qu'elle fut
longue et le désert traversé par l'artiste si accidenté que l'on s'inquiétait de
savoir s'il y aurait jamais une nouvelle récolte et qu'elle en serait la teneur,
la qualité.
Le nouveau disque est maintenant arrivé et c'est à nouveau un
grand cru, une brochette de chansons importantes, où l'émotion est l'ingrédient
de base et qui sont, en plus de tout le reste, agréables à
écouter.
Je retrouve dans certaines des chansons du nouveau c.d comme un air de réponse a quelques unes des miennes. Ainsi, "Elle a vu le loup" me fais penser à "La première fille ".... "Mal barrés", c'est à mes "Amoureux des bancs publics" et le chien Baltique c'est ma "Cane de Jeanne".
J'ai également apprécié l'allusion à Aznavour et sa chanson "Comme ils disent" quand il chante "Petit pédé"
Mais enfin, on pardonne car c'est tellement bien écrit
!
Enfin, je ne peux passer sous silence
l'émouvant coup de chapeau dont Renaud me gratifie dans la dernière chanson du
disque, «Mon bistro préféré», où il place mon nom en tête de liste et en bonne
compagnie parmi tous ceux qui ont compté pour lui.
Amicalement,
Brassens