Rencontre historique pour...
Édition: FAYARD /Date de Parution : 24/09/2003
...
une photo
de légende !!!
Paris,
lundi 6 janvier 1969, jour de relâche pour les artistes. Un petit appartement
de la rive gauche, au premier étage d'un immeuble de la rue Saint-Placide... La
pendule du salon marque 16h28 lorsque retentit un premier coup de sonnette :
c'est Georges Brassens. 16h30, seconde sonnerie : Jacques Brel. 16h32 : Léo
Ferré. L'affaire a été réglée comme du papier à musique ! Ponctuels au
rendez-vous, les trois hommes - accueillis par François-René Cristiani et
Jean-Pierre Leloir - sont visiblement ravis de se trouver réunis. Ferré en
particulier, que l'idée d'une telle rencontre avait aussitôt séduit.
"Alors,
qu'est-ce qu'on va bien pouvoir dire... comme conneries ?",
plaisante Brel, en s'installant. Cristiani s'assied à sa droite, Ferré et
Brassens à sa gauche. Leloir, qui est arrivé sur place dès 15 heures pour
installer son matériel, tourne autour de la table... ronde, pour effectuer ses
derniers repères. En attendant, Philippe Monsel - son assistant - immortalise
la scène [voir photo page 145 de la revue] en photographiant les
trois monstres sacrés et les deux journalistes...
Sur
la table, des boissons et du tabac: de la bière pour tout le monde, des Gitanes
pour Brel, des Celtiques pour Ferré, du tabac bleu pour Brassens; Cristiani
(qui lui aussi fume la pipe) et sa femme Claudette ont bien fait les choses. Des
micros, le magnétophone Uher du journaliste posé sur un guéridon et un autre
magnéto avec un technicien, dans une pièce adjacente, pour recueillir des
extraits qui seront diffusés - sur RTL - quelques jours plus tard.
LE TEMPS NE FAIT RIEN À L'AFFAIRE
Tout
est en place. Leloir avec deux appareils (un 24 x 36 et un 6 x 6 que son
assistant va recharger régulièrement), Cristiani avec ses notes, sa
bouffarde... et son trac. "J'étais dans mes petits souliers [rire], ça
s'entend du reste à la première question: ma voix est vraiment blanche, c'est
terrible..." En intro, le jeune journaliste (il n'a que
vingt-quatre ans) souligne le caractère inédit de la rencontre. Brel
acquiesce, amusé : "Vous êtes le seul à avoir réussi ce tour de
force !"...
Un
tour de force qui aura réclamé du temps, de l'énergie et de la volonté. Mais
surtout, il fallait y croire ! Près de trente ans après, réunis par et pour Chorus,
les deux "héros" de cette journée, Cristiani et Leloir, se remémorent
l'événement et sa longue préparation. "Il n'y a aucune nostalgie dans
cette affaire, assure Jean-Pierre Leloir, seulement la conviction que
cette rencontre reste une grande leçon d'humanité... en considérant, bien sûr,
la forte personnalité de ces trois artistes et leur sens inné de la
provocation." Cristiani confirme : "On ne peut pas évacuer les
propos de ces trois bonshommes en disant, simplement, que c'est un coup de
nostalgie; je crois au contraire qu'ils sont formidablement actuels parce qu'ils
sont politiquement (et délicieusement) incorrects et parce qu'ils ont un vrai
fond, avec beaucoup de modestie, le sens du travail, etc. Ce sont des gens qui
savent exactement ce qu'ils disent - on dirait aujourd'hui qu'ils
conceptualisent -, mais aussi des personnages qui brûlent, qui provoquent, et
tout cela sous l'humour, les éclats de rire, ce qui ajoute du talent à la
richesse du message".
LA VALSE À MILLE TEMPS
Deux
heures non-stop, ponctuées du bruit de la pipe de Brassens cognant sur le
cendrier, où il sera question de la chanson bien sûr, du métier, de la création,
de la scène et du disque, de Gainsbourg, des hippies et des Beatles (Brel : "ils
ont ajouté une pédale charleston aux harmonies de Fauré.." !), mais
aussi de la vie, de l'amour et de la mort, de l'argent, de la liberté, de la
solitude et de l'anarchie, de l'enfance, des adultes et puis des femmes...
"C'est
ma femme, justement, raconte Cristiani, qui a eu
l'idée, dans la foulée de Mai 68, à la suite d'un concert de Ferré à la
Mutualité, je crois... J'étais un ancien de Jazz Hot, je collaborais alors à
Rock & Folk qui n'avait que deux ans d'existence et je venais de rendre un
travail sur Brel au Centre de formation des journalistes où, parallèlement, je
suivais des études... Comme j'avais déjà interviewé Félix Leclerc, Montand,
Nougaro, etc., pour Rock & Folk (qui, à l'époque, s'intéressait beaucoup
à la chanson), ma femme m'a suggéré cette idée un peu folle, pour la bonne
et simple raison que c'était les trois grands et que je n'en avais encore
interviewé aucun..."
Cristiani
alors en parle un peu partout autour de lui, à toutes les grandes radios
d'abord, mais personne ne le prend au sérieux... "jusqu'à ce que je
suggère l'idée à Philippe Koechlin , le rédacteur en chef de Rock &
Folk, qui, aussitôt, me dit : Oui, vas-y, c'est une super idée et on fera la
couverture avec si tu y arrives !ª . C'est le seul qui m'ait encouragé, je lui
dois beaucoup car c'est porté par l'aura de Rock & Folk, à l'époque, que
j'ai pu mener à bien cette idée complètement folle".
Ferré
est le premier contacté. "Il a tout de suite été très demandeur :
leur date sera la mienne, etc., sans doute parce que, s'il y avait déjà une
complicité avérée entre Brel et Brassens, avec Ferré ils n'avaient fait que
se croiser."En septembre, Cristiani va en parler à Brel au studio
Hoche où il est en train d'enregistrer "J'arrive",
"Vesoul", etc., en profitant d'un reportage de Leloir. Et le Grand
Jacques donne son accord de principe. Réponse identique de Brassens, qu'il
avait déjà rencontré, en 67 à Bobino, toujours avec Leloir : "J'ai
confirmé tout ça par lettre en novembre 68 et ça n'a pas traîné puisqu'une
première date a été fixée, le 14 décembre. Il y a eu un empêchement d'un
des trois... et on a fixé une nouvelle date, juste après les fêtes, dans un
endroit neutre et convivial, comme ils le souhaitaient."