1976. Gérard Davoust dirige les éditions Chappell lorsqu’intrigué par une chanson de Renaud, il demande à le rencontrer. Il deviendra son éditeur et se souvient ici de l'artiste débutant.
Un entretien recueilli en septembre 2017 dans le cadre de la réalisation d'un passionnant dossier de soixante pages consacré à Renaud dans le n°25 de la revue Schnock sorti le 6 décembre 2017.
J’ai découvert Renaud en entendant « Laisse béton », en 1976. J’ai été saisi ! L’amateur de chanson a adoré, et l’éditeur a voulu en savoir plus. J’ai vu que Renaud était chez Polydor et j’ai demandé un rendez-vous. Ça a donné un déjeuner. Qui a duré très longtemps car on trouvait des choses à se dire sûrement… Je le sentais fragile, déjà, anxieux aussi. Pas que timide. Comme il acceptait de me confier les éditions de ses œuvres futures, nous avons conclu un accord financier et nous sommes retourné à mon bureau. Mais le temps avait filé et je me suis rendu compte au moment d’appeler la comptabilité qu’il n’y avait plus personne ! C’était un vendredi. Je lui ai donc dit qu’on lui enverrait le chèque le lundi. Je l’ai vu décontenancé et j’ai compris que ça avait pour lui, sans doute, une importance symbolique. Ce que je comprends très, très bien. Je lui ai dit : « Écoute, c’est pas grave, je vais te faire chèque personnel. » « Non, non, c’est pas la peine ! » « Si, si, prends-le. » (Rires) Et on a fait chemin commun pendant plusieurs années, jusqu’à Morgane de toi…
Aviez-vous pressenti le phénomène qu’il deviendrait ?
J’étais fasciné par son écriture.
Il me faisait penser aux émotions que j’avais eu à 18 ans quand
j’écoutais Léo Ferré. Il y avait un peu de cette parenté, avec son
côté provocateur, mais c’était aussi et surtout nouveau ! La
description de la société que faisait Renaud m’impressionnait
véritablement, il décrivait si bien les différents personnages qui
habitaient la banlieue, la petite médiocrité humaine… J’adorais son
écriture ! J’y croyais vraiment. Car il avait un talent hors norme.
Il a fallu que j’attende vingt pour avoir la chance de rencontrer,
en 1996, un autre phénomène en la personne de Lynda Lemay. Pour moi,
Renaud ne pouvait pas ne pas réussir, je n’avais aucun doute. C’est
lui qui en avait !
Fallait-il, en tant qu’éditeur, que vous le poussiez à l’écriture ?
Non. Jamais. Mais il écrivait avec l’angoisse de toujours penser qu’il ne « trouverait » pas la prochaine fois. Je me souviens qu’à Bobino, je lui avais dit : « Tu te rends compte, on est à Bobino. Bientôt tu seras à l’Olympia ! » Je revois Renaud me dire : « Ouais. Mais qu’est-ce que je vais écrire demain ? » Son angoisse était là. Alors qu’en réalité, on ne peut pas lui reprocher de ne pas avoir écrit.
(Homme de l'ombre, Gérard Davoust se trouve ici derrière Charles Trenet et Renaud)
L’accompagniez-vous en studio ?
Non. Avec des artistes comme Renaud, c’est inutile. Mais quand il avait fini d’enregistrer ses chansons, il venait au bureau et nous les écoutions ensemble en attendant mes commentaires, qui étaient toujours élogieux... C'était un bonheur! En revanche, il fallait l’accompagner dans ses tournées, ses déplacements. Il avait besoin de quelqu’un auprès de lui, qui le rassure. Je l’ai donc beaucoup accompagné, sur des galas. Sur scène, très vite, je l’ai trouvé formidable. En banlieue, au début, il chantait dans de petits lieux et les mômes de la première vague le surnommaient « Renaud 3 », « Renaud 5 » ! (Rires) À l’époque, il avait des musiciens un peu moyens, il n’avait pas la totale maitrise de la scène, mais il avait un sens inné, une capacité formidable à parler au public, à improviser, avec un naturel incroyable. Un débutant, d’habitude, ça chante difficilement et ça parle encore moins. Lui, il pouvait parler aux gens en le faisant avec une justesse folle. Sans aucune méchanceté, Johnny Hallyday n’a jamais su, pu, parler « juste ». Renaud, ça lui était naturel. Il était sur scène comme dans la vie alors que c’est quelqu’un d’extrêmement inquiet, d’anxieux, je le répète. Ses chansons étaient formidables et quand il parlait entre les chansons, ça l’était tout autant. C’était un vrai comédien. D’ailleurs, j’ouvre une parenthèse, au cinéma, dans « Germinal », il était très bon. Mais pour revenir à son sens de la scène, je n’y étais pour rien. Nous ne sommes que des accompagnateurs, des rampes sur lesquelles les artistes de cette valeur peuvent parfois s’accrocher en sortant de scène, quand ils croient qu’ils n’ont pas été bons alors qu’ils l’étaient. Ça arrive souvent. (Rires)
Après Bobino, viendra donc l’Olympia.
Avec toute la fierté d’y être. Parce que quand même, avec le recul, on oublie ces choses-là, mais ça n’allait pas de soi au début ! Pas du tout même ! Les radios étaient hésitantes et les télés n’en voulaient pas. Pour sa maison de disque, Renaud n’était qu’un débutant parmi d’autres. Je me souviens de la réaction d’un patron de chaine avec qui j’avais, du moins le pensais-je, sympathisé, lorsque j’étais allé le trouver pour lui faire écouter Le retour de Gérard Lambert : « Si c’est ça la nouvelle chanson française, je comprends que les jeunes n’écoutent que de l’anglais. Moi vivant, il ne passera jamais sur ma chaine. » Il a été viré peu de temps après, sans que je n’y sois pour rien ! (Rires) Mais il avait fallu que je me batte pour obtenir sa première grosse télé en soirée, chez Guy Lux. Renaud lui en a été toujours reconnaissant. Je me souviens, alors que Guy Lux avait quitté la télé, poussé dehors, et que le métier lui avait organisé une réception, où tout le monde était là, il me semble que Renaud était venu avec Coluche, je me souviens l’avoir entendu dire à quelqu’un d’un peu fielleux qui s’étonnait de le voir là : « C’est le premier qui a bien voulu me prendre ! » Il faut se souvenir que Renaud, au début, était un œuf tellement nouveau qu’il choquait, tout autant que Brassens avait pu choquer à son époque, avant de devenir un monument national. Et Renaud lui aussi est devenu un monument national.
Vous parlait-il de Brassens ?
Il l’aimait beaucoup. Et je dirais qu’il aimait « surtout » Brassens ! Ça l’amusait de savoir que je côtoyais Georges… D’ailleurs, j’avais offert à Georges les disques de Renaud, qu’il connaissait avant que je lui en parle.
(Renaud assis derrière Brassens sur un plateau de télévision en 1978)
Quel était l’entourage de Renaud à l’époque ?
Il y avait sa femme, bien sûr, ses frères, un peu, mais surtout ses copains du Splendid, la bande à Coluche. Il était très copain avec Martin Lamotte. On le voyait souvent. C’était plutôt sain, son entourage.
Pour quelles raisons vous êtes-vous séparés ?
Compte tenu du talent de Renaud, je lui avais laissé la possibilité, à sa volonté, au moment où il le voudrait, de devenir co-éditeur. Ça s’est passé rapidement. Vous savez, un éditeur a une chanson, paroles et musique ; il faut ensuite, le plus souvent, qu’il trouve un interprète. Mais si l’auteur, ou le compositeur, ou l’auteur-compositeur est interprète, il a déjà fait 50% du travail de l’éditeur. Donc c’est normal qu’on partage. J’ai toujours vu les choses comme ça. Nous avons donc travaillé ensemble longtemps et un jour Bertrand de Labbey, qui était devenu son agent, m’a dit : « N’y voyez pas de… mais maintenant c’est moi qui. » Etc. Et nous nous sommes perdus de vue. Sans fâcherie aucune. Nous avions fini par avoir des rapports proches, je dirais. Quand il a eu Lola, sa femme avait la même voiture que mon épouse. J’avais eu un fils avant que Renaud et Dominique n’aient une fille. Un samedi matin, j’avais enlevé le siège dont mon fils n’avait plus besoin dans la voiture de ma femme pour le monter dans celle de l’épouse de Renaud ! (Rires) Ça me revient, là.
David Séchan, qui s’occupera quelques années plus tard des éditions de son frère jumeau, m’a dit : « Renaud a beaucoup de respect pour Gérard Davoust qui a été un très bon éditeur, scrupuleusement honnête. »
Oui, parce que (rires)… Ce
partage dont je vous parlais à l’instant, je l’avais proposé
verbalement à Renaud. Je fonctionne à la parole, et l’habitude. Un
jour, je vais le rejoins en tournée, et je vois qu’il me fait la
gueule. Je lui dit : « Qu’est-ce qu’il y a ? » Il me dit en
bougonnant : « De Labbey m’a dit que c’était pas écrit dans le
contrat… » Je lui réponds : « Je ne t’ai jamais dit que l’écrivais !
Mais quand je dis quelque chose, je m’y tiens. Le jour où tu
souhaiteras monter une société et qu’on te rétrocède la moitié de
tes œuvres, ça se passera, et je n’ai pas besoin de l’avoir écrit ni
qu’on t’en dise quoi que ce soit. Si c’est aujourd’hui, c’est
aujourd’hui. » (Rires) Ça l’avait stupéfié ! Et en effet, le
moment venu, ça s’est passé comme je le lui avais dit.
David Séchan ajoutant : « Par ailleurs, Gérard a été un peu mon mentor quand j’ai démarré dans l’édition et j’entretiens avec lui des rapports très amicaux. » Voilà. Je fais passer me message.
C’est gentil comme tout de la part
de David. Ensuite, avec Renaud, si nos chemins se sont séparés, ils
se rejoignaient parfois, tard dans la nuit, à la Closerie des Lilas
puisque Renaud avait noué une amitié avec quelqu’un que j’aimais
infiniment, Étienne Roda-Gil – nous avons fait parmi tant d’autres
chansons « Le Lac majeur » avec Mort Shuman…
Si l’éditeur que vous êtes devait résumer Renaud en quelques mots.
C’est d’abord un Auteur, et c’est l’exact interprète de ce qu’il écrit. Cela forme l’harmonie et la magie indissociables qui fait que le succès est inévitable. J’ai toujours regretté qu’il n’aime pas son œuvre autant que je l’aime… En terme de qualité, j’espère bien qu’il est convaincu de l’immense auteur qu’il est, l’égal des grands qu’il admiré, et dont il est devenu le pair. Mais en terme de pérennité, de constance, je pense qu’il avait un certain manque de confiance dans sa capacité. Renaud a toujours été un homme, quelque part, torturé.
(Entretien Baptiste Vignol)
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