Quand une huître se mouche elle meurt  
16-08-95 - Renaud envoyé spécial chez moi 
J'ai envie d'écrire une chanson sur les huîtres. Je sais pas
pourquoi, ces petits animaux qui m'ont dégoûté pendant quarante-trois
ans me sont, subitement, devenus sympathiques. C'est probablement parce
que je suis allé les voir chez eux, dans leur biotope comme on dit
maintenant. Je n'en suis pas encore à penser que les huîtres ont une
âme, qu'elles sont capables de sentiments comme la peur, la douleur ou
la joie, mais qu'elles sont rusées, oui, ça je suis sûr... C'est aussi
ce qui me les rend attirantes. J'aime bien la ruse chez les animaux.
C'est souvent lié à un instinct de survie bien compréhensible. Alors
que la ruse chez l'homme relève plutôt d'un désir un peu malsain de
dominer, de séduire, de niquer son contemporain, la ruse animale n'est
conditionnée que par une unique préoccupation : bouffer sans se faire
bouffer.

La ruse de l'huître est évidente, risible, pour ainsi dire
pitoyable de pathétisme : elle fait exprès d'être répugnante d'aspect,
pour pas se faire manger. Par un crabe, un poulpe ou un Parisien en
vacances. Si elle ressemblait à une omelette aux cèpes ou à une sole
meunière, elle serait, au moins de la part de ce dernier, l'objet de
toutes les gastronomiques convoitises. Au lieu de ça, elle a choisi de
se déguiser, planquée dans sa coquille un peu dégueu, en tuberculeuse
expectoration. Pas de bras, pas de jambes, pas de vêtements, pas de
bijoux, pas de sac à main, pas de chapeau. Une espèce de créature
gluante et flasque, aussi dénuée d'élégance qu'un édito de Suffert dans
Le Figaro, aussi attirante que la grille des programmes de TF1 pour la
rentrée. Quant au sexe, n'en parlons même pas. Si j'étais un mec
huître, je crois que je préférerais une union contre nature avec une
vieille tong rejetée par la marée plutôt que de me taper une femme

Lovée dans sa blanche gangue de nacre, l'huître fait penser à un
vieux mollard du matin dans un lavabo d'hôtel de province. Insensible à
toute forme d'émotion, une symphonie de Mendelssohn comme la lecture du
dernier Daniel Pennac la laissent totalement froide. Et pas seulement
parce que le dernier Daniel Pennac est un peu chiant. Seules quelques
gouttes de citron sur sa chair nauséabonde laissent transparaître chez
elle l'expression d'un sentiment de colère, et encore, si ça se trouve,
c'est du plaisir. On ne saura jamais. L'huître est silencieuse comme
une carpe et ce ne sont que les hâtives hypothèses aléatoires de
scientifiques qui nous autorisent à conclure que le citron l'énerve.
Comment croire, en effet, qu'au regard des drames de l'ex-Yougoslavie
du Rwanda, du chômage et de la disparition de notre confrère VSD,
l'huître ne puisse s'insurger qu'à l'assaisonnement?

Il m'arrive souvent, et plus particulièrement depuis quelques
jours, plongé que je suis dans l'ostréiculture intensive qui fait la
réputation mondiale du bassin d'Arcachon, de penser au premier mec au
monde qui, il y a plusieurs millions (?) d'années, a décidé de se
manger une huître. " Tiens! ce caillou que je viens de fracasser
renferme une créature insolite... Mais qu'est-ce donc? Animal? Végétal?
Hier j'ai mangé une tulipe, une chauve-souris, un ténia, une méduse, un
tronc d'arbre et un scarabée, c'était pas terrible, aujourd'hui je vais
essayer ce truc-là... Hum... Mais c'est bon.. Demain j'essaierai la
coquille ! " Et je me dis finalement que c'est sûrement ce mec-là aussi
qui a, le premier, cassé les cailloux bizarres qui sortent du cul des
poules, qui a mélangé l'ignoble gluance jaune et translucide cachée
dedans, qui a fait cuire ça sur une pierre plate aux rayons d'un
Paléolithique soleil, qui a rajouté à cette mixture dégueulasse
quelques morceaux d'un champignon alors sans nom et qui a, sans le
savoir, et pour notre plus grand bonheur, inventé l'omelette aux cèpes
qui ne dégoûte personne alors que je m'excuse mais bon...

Vous me direz : " La ruse de l'huître ne fonctionne pas très bien
puisque, malgré son aspect peu engageant, l'homme la mange quand même.
" Oui, mais il en mange beaucoup moins que des oeufs ou des moules.
Quand, il y a plusieurs millions (?) d'années, les premiers marchands
d'huîtres ont réalisé que leur produit débectait le consommateur moyen,
ils ont décidé que ça coûterait très cher, du coup les riches, toujours
à l'affut d'une activité à eux seuls réservée, s'en sont régalés et en
ont fait l'éloge, et les pauvres ont suivi. Mais seulement à Noël...

On peut donc dire, et c'est ce que je disais au début - suivez un
peu, merde! - que l'huître, grâce a sa ruse, est peinarde presque toute
l'année. Alors que François Mitterrand, par exemple, même aussi
extrêmement rusé, en a chié pendant quatorze ans.
16 août 1995

P.-S. La chanson ça serait l'histoire d'un mec huître qui tombe
amoureux d'une gonzesse huître, mais une fois qu'il l'a niquée, il se
barre en lui piquant sa perle, alors la pauvre huître toute triste elle
sort de sa coquille, va se soûler la gueule au bistrot, tente de se
suicider en fonçant sur un citron, dérape, tombe dans le crachoir au
pied du bar et dit : " Putain, quelle partouze ! " Et à la fin elle est
heureuse

Renaud