La Jeanne
la jeanne: uNE Lanvollonnaise *
* Native de Lanvollon (22290), petite
commune du nord-ouest de la France, située dans le département des Côtes-d'Armor
et de la région Bretagne.
"La Jeanne" dite aussi "Grobidon", celle de la chanson de Georges Brassens, c’est Jeanne
Marie Le Bonniec, une Lanvollonnaise née le 2 décembre 1891, au n° 6 de
l’actuelle rue du Leff. Fille d’Yves Le Bonniec, cantonnier, et de Marie Joseph
Bâtard, ménagère, elle comptait neuf frères et sœurs. Comme beaucoup de
Bretonnes pauvres à l’époque, la jeune Jeanne, couturière de métier, est «
montée » à Paris… C’était au début de XXe siècle, juste avant la Guerre 14-18.
Puis c’est dans les années 40 qu’on la
retrouve, au n° 9 de l’Impasse Florimont, dans le 14e arrondissement de Paris,
où elle vit avec Marcel Planche et exerce son métier de couturière. Et c’est là
que Georges Brassens a habité pendant 22 ans !
Georges Brassens en fera une chanson : « La cane de Jeanne ». Jeanne a
inspiré une autre composition à son amoureux : La Jeanne, un hymne à une femme,
à l’hospitalité et la générosité. Georges a dédié à Marcel sa célèbre « Chanson
pour l’Auvergnat ». Dans ce lieu où Jeanne croyait en son talent (elle a
d’ailleurs sacrifié ses maigres économies pour lui payer une guitare), Georges
Brassens a donc trouvé l’inspiration. Dans cet îlot déshérité, Jeanne lui a
donné la liberté d’écrire !
Chez Jeanne, la Jeanne,
Son auberge est ouverte aux gens sans feu ni lieu,
On pourrait l'appeler l'auberge du Bon Dieu
S'il n'en existait déjà une,
La dernière où l'on peut entrer
Sans frapper, sans montrer patte blanche…
Chez Jeanne, la Jeanne,
On est n'importe qui, on vient n'importe quand,
Et comme par miracle, par enchantement,
On fait parti' de la famille
Dans son coeur, en s'poussant un peu,
Reste encore une petite place…
La Jeanne, la Jeanne,
Elle est pauvre et sa table est souvent mal servie
Mais le peu qu'on y trouve assouvit pour la vie,
Par la façon qu'elle le donne,
Son pain ressemble à du gâteau
Et son eau à du vin comm' deux gouttes d'eau…
La Jeanne, la Jeanne,
On la pai' quand on peut des prix mirobolants :
Un baiser sur son front ou sur ses cheveux blancs
Un semblant d'accord de guitare
L'adresse d'un chat échaudé
Ou d'un chien tout crotté comm' pourboire…
La Jeanne, la Jeanne,
Dans ses rose’ et ses choux n'a pas trouvé d'enfant,
Qu'on aime et qu'on défend contre les quatre vents,
Et qu'on accroche à son corsage,
Et qu'on arrose avec son lait…
D'autres qu'elle en seraient tout' chagrines…
Mais Jeanne, la Jeanne,
Ne s'en souci’ pas plus que de colin-tampon
Etre mère de trois poulpiquets, à quoi bon !
Quand elle est mère universelle,
Quand tous les enfants de la terre,
De la mer et du ciel sont à elle…
Le mariage de Jeanne
Georges, nous le savons, ne voulait pas quitter l’impasse. Malgré sa célébrité,
sa fortune, il s’y trouvait bien. Sa tour d’ivoire faite de mots et de notes se
composait également de ces petites pièces, de ce vieil escalier en colimaçon, de
cette minuscule cour, lieu historique des assemblées félines. Il s’en ira
pourtant, en 1966, à cause… d’un mariage. En effet, Jeanne, un an après la mort
de Marcel, a décidé d’épouser un jeune ivrogne que Georges ne nommera dans ses
écrits que sous cette épithète : « le fou ».
Dans son « Carnet de bord » récemment retrouvé, au milieu d'un fatras de mots,
de notes, de vers et de pensées, qui sont tout autant d’esquisses de chansons,
on découvre, par-ci, par-là, quelques dates accolées à de simples phrases mais
qui trahissent son désarroi. Le 22 février 1966 : « Jeanne perd le nord pour un
voisin ».
Le 29 mars, il confirme : « Jeanne amoureuse ». Fallet, de son côté, écrit, à la
date du 23 mars : « Brassens perturbé par les folies amoureuses de Jeanne qui
veut épouser un poivrot de quarante ans son cadet.» Quelque temps avant, le 12
février, on pouvait lire, toujours chez Fallet : « Jeanne, alias « Grosbidon »,
74 ans, amoureuse d’un voisin. Petit drame dans l’impasse. Je demande à Georges
:
– Mais enfin, à quoi t’en es-tu aperçu ?
– Elle met des dessous affriolants, et elle se lave les pieds. »
Dans son carnet Brassens note encore : « 8 mai, bans, Jeanne, publics (écrit
ainsi pour éviter sans doute le jeu de mot « bancs publics », il n’avait pas
l’humeur à rire).» Cette histoire lui inspire-t-elle ce vers, toujours écrit en
mai, qui deviendra le refrain d’une chanson : « Parlez-moi d’amour et j’ vous
fous mon poing sur la gueule » ?
Le 13 juin c’est au tour de Fallet de commenter : « Les bornes du comique, du
bouffon, reculées. Jeanne, 74 ans, a épousé son poivrot clochard de 37 ans. On
va se marrer, après s’être mariés. Elle sera étranglée avant la fin de l’année,
si tout va bien. Cela fait rire tout un chacun, sauf Georges. Il n’a plus le
sens de l’humour, ma parole ! »
Comment faire preuve de dérision lorsque la vie à l’impasse est devenue un enfer
? Le « fou » (porteur de moustache et se prénommant… Georges) était réellement
dément. Il buvait, frappait Jeanne et était en proie à de fréquentes crises de
délirium. Dès l’aube, Georges devait subir le vacarme de leurs incessantes
disputes. La tour d’ivoire se fissurait et la paix ne régnait plus au 9 impasse
Florimont.
Griffonné dans un coin d’une page et (rageusement ?) raturé : « Il battait
Jeanne (s’est plainte au commissaire). Il battait sa petite amie (s’est plainte
aussi). Il faisait du scandale la nuit quand il était ivre. Il cassait tout chez
Jeanne. Il a enfoncé mes volets et ma porte et a tout fouillé chez moi. Il a
vécu de Jeanne donc de moi, de ce que j’apportais. »
La mort de Jeanne
L’année 1967 est tout aussi déconcertante pour Brassens que 1966. Les tourments
succèdent aux triomphes. Son tour de chant à Bobino – plus d’un mois ! – a été
suivi par un long périple en France, en Suisse et en Belgique. Partout le même
succès ! Mais ses crises de coliques néphrétiques ne lui permettent pas de
savourer le moindre bonheur. Il doit subir une deuxième intervention
chirurgicale. Toujours ses maudits cailloux. « Avec toutes mes pierres j’aurais
pu faire construire un mur dans mon jardin », plaisante-t-il, stoïque. Et Jeanne
? Si la chanson est devenue un classique du répertoire Brassens, il ne faut pas
attendre d’accalmie du côté de l’héroïne. Toujours dans son carnet de bord,
Georges écrit le 7 mars 1967 : « Le mari de Jeanne à l’asile ». Le feuilleton va
se poursuivre. Vers la fin de l’année, Jeanne assure à Georges qu’elle a demandé
le divorce. Son mari, lui, le Jour de l’an, est à nouveau enfermé à Sainte-Anne.
Nous voici en 1968. Les mois qui vont suivre ne vont pas ménager Georges : les
turbulences du ménage de Jeanne, aggravant la santé déjà défaillante de la
vieille dame, et les coliques néphrétiques qui continuent de le torturer, le
tout sur fond de grand chambardement (d’ailleurs, lorsqu’on lui pose la question
: « Que faisiez-vous en Mai 68 ? Il répond : –… des calculs ! »).
Au mois d’octobre la santé de la pauvre Jeanne se détériore, elle est
transportée le 18 à l’hôpital Saint-Joseph et opérée le lendemain. Notes de
Brassens : « Jeudi 24.10.68. Jeanne est morte hier soir vers 23 heures 15 à
Saint-Joseph. Sœur Odile m’avait appelé vers 19 heures. Le Flore, Fallet, Mme
Simone Beignout étaient là. Jeanne s’agitait beaucoup, m’a dit plusieurs fois :
« Embrasse-moi ». Quand l’anesthésiste lui a demandé si elle avait soif elle a
répondu : « Oui ». « Voulez-vous du tilleul ? – Non. – Qu’est-ce qui vous ferait
plaisir ? – Du champagne », a-t-elle répondu avec enthousiasme. J’ai ouvert la
bouteille et elle en a bu deux ou trois coups à la cuillère.
Fallet, dans son journal intime : « Mort de Jeanne. Je recueille son dernier
soupir aux côtés de Georges. Première fois que quelqu’un meurt sous mes yeux
attentifs. Pauvre Jeanne ! Avec elle toute la jeunesse de Georges s’en va, et un
bout de la mienne, quand j’ai commencé à fréquenter l’impasse, plutôt folle et
tumultueuse dans les années 53-54-55…. » Plus loin : « Püppchen : – Elle est
vraiment morte, vous en êtes sûrs ? Georges : – Avec Jeanne on ne sait jamais.
En tout cas, c’est bougrement bien imité. » Jeanne sera enterrée le samedi 26
octobre 1968 au cimetière de Bagneux. Le 29 octobre, Le Monde et France Soir se
feront l’écho d’une cérémonie simple et émouvante à laquelle assistait la bande
des copains : Fallet, André Vers, Jean Bertola, Loulou, Chabrol…
Qu’il me soit permis de partager avec vous un souvenir personnel. Un jour que je
fis part à Püppchen de mon désir de me rendre au cimetière de Bagneux pour y
déposer un bouquet de fleurs sur la tombe de Jeanne, sa réaction fut étonnante :
« Je vous accompagne, dit-elle, et moi aussi j’apporterai des fleurs… » Ce
jour-là, le jeudi 20 septembre 1990, je vis cette femme, le regard lointain, se
recueillir sur la tombe de son ancienne rivale. Toutes les deux avaient inspiré
quelques-unes des plus belles chansons d’amour de notre langue. Elles étaient
des muses. Elles ont rejoint à présent l’immortalité de leur poète.
Jean-Paul Sermonte sur Facebook
La cane
1953, en hommage à Jeanne
Planche
La cane
De Jeanne
Est morte au gui l'an neuf
Elle avait fait la veille
Merveille
Un œuf
La cane
De Jeanne
Est morte d'avoir fait
Du moins on le présume
Un rhume
Mauvais
La cane
De Jeanne
Est morte sur son œuf
Et dans son beau costume
De plumes
Tout neuf
La cane
De Jeanne
Ne laissant pas de veuf
C'est nous autres qui eûmes
Les plumes
Et l’œuf
Tous toutes
Sans doute
Garderont longtemps
Le souvenir
De la cane
De Jeanne
Morbleu
Le blues du neveu de Jeanne
Plus de trente ans déjà que Georges Brassens est mort. Et
pourtant, le Paimpolais Michel Le Bonniec, le neveu de la «Jeanne», n'a toujours
pas digéré la disparition de son «frère», son pote à la mauvaise réputation.
La dernière fois que je l'ai entendu chanter -Les Passants-, c'était chez lui, à
Lézardrieux(22), quelque mois avant sa mort. Ce soir-là, il avait aussi composé
un Kevano blues pas piqué des vers avec Moustache, de passage avec ses
musiciens. Une soirée fantastique où on a beaucoup rigolé mais au goût amer...
Je savais qu'il était gravement malade». Il, c'est Georges Brassens.
«Naturalisé» Paimpolais depuis 1957, il vient passer deux mois et demi l'été,
dans le secteur. Chez les Bretons qu'il adore, avec son «frangin», Michel Le
Bonniec (ci-dessus à droite et en haut à gauche). «Il aimait la gentillesse et
la discrétion des gens d'ici. Ils ne lui sautaient pas dessus comme des sauvages
pour lui demander un autographe. C'est peut-être pour ça que la Bretagne est
toujours oubliée quand on parle de Georges. Cela a encore été le cas, l'autre
soir, dans ce film, à la télé. Quant à l'intrigue sentimentale, il a évidemment
eu des relations plus qu'amicales avec ma tante. Elle n'était pas mal du tout».
«Mourir pour des idées»
La tante, c'est la Jeanne de la chanson qui cache le chanteur, réfractaire
au STO, durant la guerre 39-45. Elle présente Michel et sa mère à Brassens, en
1942: «Ça nous a marqués. Moi, le p'tit gars de 11 ans, bouche bée devant ce
type qui jouait du piano. On ne voyait pas ça à Lanvollon! Georges, qui avait
dix ans de plus, lui, se disait que c'était la dernière fois que j'allais voir
mon père, résistant, arrêté par la Gestapo. On venait de lui rendre visite à
Fresnes. Il sera décapité à la hache, quelques semaines plus tard. Georges lui a
dédié "Mourir pour des idées"». Ces liens sacrés s'intensifient après 1957:
«Jeanne s'était cassé le col du fémur et m'avait demandé de l'accueillir, en me
disant de ne pas me tracasser pour le transport. Je n'aurais jamais pensé à
Georges. Il est arrivé au volant d'une DS noire. Ça a fait du bruit à
Ploubazlanec! Il est resté quelques jours. Je lui ai fait visiter la côte. Il en
est tombé amoureux. Je lui ai trouvé des locations à Loguivy-de-la-Mer puis une
jolie maison à vendre en face du Trieux, à Lézardrieux. Il l'a meublée en
achetant la moitié de la boutique d'un antiquaire d'Huelgoat».
«Sa vraie famille»
Dès lors, les compères ne se quittent plus de l'été: «Le matin, on buvait notre
café dans un bistrot du port de Paimpol. Puis il allait faire ses courses dans
les petits commerces. Il détestait les grandes surfaces, elles avaient refusé de
mettre ses premiers disques en rayon. En revanche, il était fou du pâté Hénaff.
Il en ramenait un stock quand il retournait à Paris. L'après-midi, il rentrait
pour écrire. Une fois, il est arrivé tout excité dans mon magasin, chantant le
couplet de "Fernande" qu'il venait de trouver en conduisant. La cliente que
j'étais en train de chausser était ravie de l'exclusivité». Quant aux soirées,
comment imaginer s'ennuyer avec un Georges Brassens? «J'invitais des gens du
coin. Les copains de Georges passaient aussi. Des amis, pas des vedettes». Pas
dans le genre du monsieur, «très réservé mais si généreux et plein de
délicatesse», confie Michel. «Le dernier été, alors qu'il était malade, il
venait tous les jours me balader dans le fauteuil roulant où j'étais cloué à la
suite d'un accident de voiture. Un jour, il s'est arrêté et m'a dit: "Si ta
tante n'avait pas été là, que serais-je devenu? Je lui dois tout". Les Le
Bonniec, pour Georges, c'était sa vraie famille. Il me manque... Si, au moins,
la commune de Lézardrieux avait eu l'idée de racheter sa maison pour en faire
une résidence d'artistes ou un musée...».