Le plus bel  des hommage: son œuvre !

 

Raymond Aubrac, l'un des derniers cadres de la Résistance, est mort mardi 10/04/2012 à l'âge de 97 ans à l'hôpital militaire du Val de Grâce. Il était l'une des dernières personnalités de la Résistance à avoir connu Jean Moulin.

 

 

"Et Aubrac lança les réquisitions à Marseille"

L'Humanité vous propose de retrouver un épisode peu connu de l'histoire de la Libération. Sous l'égide du jeune commissaire de la République de Marseille, quinze mille ouvriers vont pendant quatre ans travailler sans patrons dans des entreprises stratégiques.

Entretien avec Robert Mencherini (1), historien, spécialiste de l'histoire politique, économique et sociale des Bouches-du-Rhône.

Quelle situation économique et politique trouve Raymond Aubrac à Marseille quand 
il prend, fin août 1944, 
ses fonctions de commissaire de la République ?

Robert Mencherini. Raymond Aubrac trouve une ville sinistrée sur le plan économique et démographique. Le port commercial est inutilisable, le trafic ferroviaire est pratiquement inexistant. Le Vieux-Port est dans un piètre état. La population vit dans un état de grande précarité. Aux problèmes de logement liés aux destructions et aux évacuations du printemps et de l’été 1944, s’ajoute l’effet des pénuries alimentaires. Les Marseillais meurent littéralement de faim.

Du point de vue politique, un élément essentiel est la grève insurrectionnelle déclenchée par le comité départemental de Libération (CDL), le 18 août 1944. Le président du CDL est le socialiste et dirigeant des Mouvements unis de résistance (MUR), Max Juvénal. Blessé pendant les combats, il est remplacé provisoirement par Francis Leenhardt, de même sensibilité. L’autre force politique importante du CDL est le courant communiste, avec le PCF, le Front national de lutte pour l’indépendance de la France et la CGT. Ce partage entre socialistes et communistes est conforme aux rapports de forces au sein de la Résistance mais aussi de l’avant-guerre, les Bouches-du-Rhône et Marseille sont, depuis le début du XXe siècle, majoritairement à gauche.

 C'est dans ce contexte que Raymond Aubrac décide de réquisitionner 
un certain nombre d’entreprises. Quelles sont les motivations évoquées sur le moment ?

Robert Mencherini. Raymond Aubrac a comme priorité d’affirmer le pouvoir des nouvelles autorités de libération, d’assurer l’ordre et de relancer les activités économiques et les transports. Le rétablissement de ces derniers est d’autant plus indispensable que la guerre continue et que la région de Marseille constitue une grande base de débarquement américaine. Les quinze réquisitions concernent, pour les deux tiers, des entreprises liées aux transports (manutention portuaire, réparation et construction navales, réparation et construction de matériel ferroviaire). Le tout emploie plus de 15 000 ouvriers. Les réquisitions correspondent aux nécessités de l’heure. On ferait une erreur si on y voyait l’application d’une décision planifiée de longue date. De fait, tout commence de manière très empirique.

Les Aciéries du Nord sont la première entreprise concernée. Le travail a repris dans l’entreprise dès le 28 août et la première locomotive réparée sort le 4 septembre. En cela, les salariés suivent les consignes de la CGT qui, dès la capitulation de la garnison allemande, a appelé à reprendre le travail pour soutenir l’effort de guerre. Les anciens dirigeants ont été arrêtés pour collaboration et ce sont les salariés qui gèrent l’entreprise. Mais comment payer les salaires et les fournisseurs ? Les nouvelles autorités sont interpellées. Pour le service juridique du cabinet de Raymond Aubrac, la réquisition pour le compte de l’État, appuyée sur la loi de juillet 1938 sur l’organisation de la nation en temps de guerre, apparaît comme la seule solution. L’arrêté du 10 septembre 1944 transforme un état de fait en état de droit et permet aux entreprises de débloquer les avoirs bancaires. D’autres arrêtés sont pris ensuite. Les directeurs de ces entreprises sont nommés par le CRR qui désigne aussi un comité consultatif de gestion de six personnes où siègent, à part égale, les représentants des actionnaires et ceux des salariés (un ingénieur, un technicien et un ouvrier).

Quelles sont les réactions 
du patronat et des responsables politiques ?

Robert Mencherini. La force motrice des réquisitions est la CGT. La plupart des délégués aux comités consultatifs de gestion en sont membres et les directeurs en sont très proches. En revanche, les actionnaires sont, dans leur grande majorité, hostiles aux réquisitions, dans lesquelles ils voient un abus de pouvoir. Dans la plupart des cas, ils refusent de participer aux comités de gestion, et certains saisissent le Conseil d’État. Celui-ci annule d’ailleurs, en 1946 et 1947, plusieurs arrêtés de réquisition. En ce qui concerne les forces politiques, les militants communistes marseillais apparaissent, de manière évidente, comme les animateurs des entreprises réquisitionnées. Ce qui peut conduire à s’interroger sur la stratégie communiste à la Libération. Certains ont vu dans cet investissement (parmi d’autres), la preuve de sa volonté d’établir un double pouvoir en France. Ce n’est pas mon avis. D’une part, il ne pousse pas à leur extension. De l’autre, divers témoignages et textes font état de réticences de responsables communistes nationaux par rapport à l’expérience marseillaise.

Dans l’ensemble, il apparaît donc que les directions nationales de la CGT ou du PCF ont une attitude plus de laisser-faire que d’encouragement. Les positions de la SFIO sont également plus complexes que ce que l’on pourrait penser. Gaston Defferre, dans l’une de ses premières déclarations sur ce thème, s’oppose au « système facile des réquisitions ». D’une manière qui peut, aujourd’hui, nous sembler étonnante, il estime que celles-ci ne sont « qu’une mesure palliative » et il se prononce, de préférence, pour la nationalisation ou la municipalisation. Le fait que Gaston Defferre soit, à ce moment-là, président de la délégation municipale de Marseille semble jouer pour beaucoup dans cette prise de position. L’évolution des positions du Mouvement républicain populaire (MRP) est significative de l’importance du retour progressif au jeu politique traditionnel. Au départ, ce mouvement s’affirme très favorable aux réquisitions et appelle même à aller plus loin : il exprime ainsi la nouvelle radicalité des dirigeants chrétiens engagés dans la Résistance. Un article du quotidien le Méridional appelle, le 23 septembre 1944, à « rendre au travailleur ses outils ». Mais, rapidement, le MRP adopte une attitude beaucoup plus réservée, puis critique. En témoigne le débat autour de la fin des réquisitions : la proposition de loi de Germaine Poinso-Chapuis (votée pourtant à l’unanimité par tous les groupes en 1947) est nettement en retrait des deux propositions, communiste, présentée par Raymonde Nédelec, ou socialiste, de Francis Leenhardt. Il existe enfin de très fortes réticences au niveau gouvernemental. Raymond Aubrac est mis en garde à ce propos par René Mayer. J’ai retrouvé, pour ma part, deux télégrammes de Robert Lacoste, ministre de la Production industrielle, qui, en octobre 1944, appelle à éviter les réquisitions.

Raymond Aubrac parle de cette décision comme relevant 
d’une nécessité de gestion. Mais 
le mouvement ainsi créé a produit autre chose. De quoi s’agissait-il alors ? De soviets ? D’autogestion ? De cogestion ?

Robert Mencherini. Il est vrai que les réquisitions d’entreprises correspondent à des mesures de gestion, je l’ai déjà dit, mais elles ne se réduisent pas à cet aspect. La loi de 1938 ne prévoit pas la mise en place de comités de gestion, même consultatifs. Il y a donc bien une volonté de faire participer les salariés à la gestion de l’économie, comme le souhaite d’ailleurs le programme du Conseil national de la Résistance. Cela dit, il est difficile de définir la « gestion ouvrière » (comme l’appelle la presse communiste ou cégétiste) sans simplifications, ni anachronismes. D’abord, les directions des quinze entreprises présentent, sous la similitude des textes, très brefs, qui les désignent, des modes de gestion divers. Aux ADN, les actionnaires refusent de désigner leurs représentants. En revanche, chez Coder, le directeur provisoire n’est autre que le gendre de l’ancien dirigeant et les actionnaires sont présents dans le comité de gestion.

Pour employer un langage qui n’est pas celui de la Libération, disons que la direction provisoire des entreprises relève d’un éventail assez large qui varie de la cogestion à l’autogestion. De plus, il faut se garder de lire la gestion ouvrière à la lumière des réflexions sur l’autogestion telles qu’elles ont pu être développées à partir des années 1970 et de la penser dans un cadre figé. Tout se fait ici de manière très empirique. Il n’y a pas au départ de consultation formelle des personnels. Ce sont les syndicats, ceux de la CGT, qui président directement à la mise en place des directions provisoires. L’accord des personnels est implicite. Le renouvellement du comité consultatif est même alors ratifié par un vote à bulletins secrets. Si la personnalité du directeur est essentielle, il existe une dynamique de la gestion ouvrière.

 Malgré le limogeage de Raymond Aubrac, en janvier 1945, 
les réquisitions se poursuivent jusqu’en 1947-1948. Quel bilan 
peut-on en tirer ?

Robert Mencherini. Le nouveau CRR, Paul Haag, fait l’éloge des réquisitions et estime qu’elles remplissent parfaitement leur rôle. Il est vrai que le bilan est très positif. Au niveau de la participation des salariés, d’abord. Même s’il faut tenir compte de possibles reconstructions de mémoire, les témoignages font apparaître un attachement certain des personnels à des entreprises dont les dirigeants, désormais, sont issus de leurs rangs. Il existe, de la part des directions provisoires, une réelle volonté d’information sur la marche de l’entreprise : par exemple, aux ADN, la transparence est de mise pour la grille des salaires. Il est à noter que celle-ci réduit les écarts hiérarchiques mais ne les supprime pas et les primes à la production sont réparties par service.

Les avantages sociaux sont réels (colonie de vacances, jardins et logements ouvriers…) mais ils ne sont pas propres aux entreprises réquisitionnées. Enfin, au niveau économique, le bilan de l’ensemble des entreprises réquisitionnées est nettement bénéficiaire et dégage des profits qui sont versés à l’État lors des déréquisitions, en 1947. La loi du 4 septembre 1947 met fin aux réquisitions de Marseille considérées désormais comme faites « pour le compte et au bénéfice de l’État ». Elles étaient devenues un problème politique : il a fallu, pour en arriver là, plusieurs arrêts du Conseil d’État, les travaux d’une commission interministérielle, un débat spécifique à la Chambre.

 Pourquoi est-ce à Marseille que 
cette expérience a été la plus longue et la plus profonde ?

Robert Mencherini. Si le phénomène des « comités de gestion » est national et touche surtout l’ancienne zone non occupée, il est de plus grande ampleur à Marseille. De plus, la coordination des quinze entreprises au sein de Marentreq (Marseille entreprises réquisitionnées, constituée en 1945) renforce leur poids économique. Et cela dans une ville où le mouvement syndical joue alors un rôle décisif. Cette spécificité marseillaise peut s’expliquer par plusieurs facteurs. D’abord, du fait que Marseille, comme d’autres villes de la région, avant l’arrivée des troupes de libération, a connu une grève insurrectionnelle.

Ensuite, par l’influence et l’implantation de la CGT. La vague de syndicalisation est alors, dans le département, plus vigoureuse que celle du Front populaire. De plus, la CGT compte traditionnellement, dans le grand port phocéen, un certain nombre de responsables très radicaux, en prise avec leur milieu, dont Lucien Molino, le secrétaire de l’union départementale CGT, constitue l’archétype. Enfin, l’affirmation syndicale rencontre l’écoute du CRR qui prend en compte les revendications ouvrières et a besoin de l’appui de la CGT pour mener à bien ses missions. C’est, à mon avis, la combinaison de tous ces facteurs qui permet d’expliquer la nature des réquisitions de Marseille. Il est à noter que la spécificité marseillaise réapparaît au moment même où il est mis fin aux réquisitions. Mais, cette fois, il s’agit des grandes grèves, dites insurrectionnelles, de novembre-décembre 1947, particulièrement dures dans la cité phocéenne.

(1) Auteur notamment de la Libération et 
les entreprises sous gestion ouvrière. Marseille 1944-1948. Éditions l’Harmattan. À voir également : le documentaire les Réquisitions de Marseille (mesure provisoire), de Luc Joulé et Sébastien Jousse.

Entretien réalisé par Christophe Deroubaix  l'Humanité , le 3 Mai 2011

-RETOUR-